La topographie de la Seine a souvent changé ; je ne parle pas seulement de ses berges, où les quais, commencés en 1312 par Philippe le Bel, n’ont été achevés que de nos jours.
La vallée de la Misère est devenue la place du Châtelet, la promenade plantée de saules et chère aux Parisiens est aujourd’hui le quai des Grands-Augustins, l’Écorcherie s’appelle le quai de Gèvres ; en passant devant le quai d’Orsay, bâti en 1802, Néel, à la fin du siècle dernier, pouvait écrire dans son burlesque Voyage à Saint-Cloud par terre et par mer : «J’estimai que ce que je voyais était ce que nos géographes de Paris appellent la Grenouillère, parce que j’entendis effectivement le coassement des grenouilles».
Les peaussiers, les mégissiers, qui, habitant les bords de la Seine, avaient baptisé le quai de la Mégisserie, sont relégués avec les tanneurs dans le faubourg Saint-Marceau, à côté de la Bièvre ; les bouchers ont vu leurs abattoirs, qui jadis ensanglantaient les environs de l’Hôtel-de-Ville, repoussés vers les quartiers excentriques. Lentement, mais incessamment la Seine s’est épurée, elle a rejeté loin de ses rives tous les corps d’état malfairans qui les encombraient : elle est aujourd’hui exclusivement réservée à la navigation, à la batellerie et aux industries spéciales qui s’y rattachent et vivent forcément sur l’eau ; mais ce ne sont pas seulement les rivages de la Seine qui ont subi des modifications : ses îles non plus n’ont pas été épargnées ; au gré des besoins successifs, on les a reliées entre elles ou rattachées à la terre ferme.
Dans tout le cours de la Seine parisienne, on n’en compte plus que deux à cette heure, l’île de la Cité, l’île-mère, celle d’où la vieille Lutèce est sortie du fond des marécages, et l’île Saint-Louis ; les autres méritent qu’on rappelle ce qu’elles étaient et qu’on dise ce qu’elles sont devenues. Jadis on en comptait dix : c’était d’abord l’île aux Javiaux ; en 1468, elle prit le nom de Nicolas Louviers, prévôt des marchands, qui la possédait. Au commencement du XVIIIe siècle, elle fut acquise par l’administration municipale sans but déterminé ; elle était louée à des marchands de bois, qui y créèrent des chantiers importants, sorte de docks des bois flottés. C’est ainsi que nous l’avons encore connue, réunie au quai des Célestins par le petit pont de Grammont et n’ayant pour toute maison qu’un poste occupé par des gardes municipaux ; l’étroit bras de la Seine qui la séparait de la ville a été comblé en 1843. Elle resta inhabitée, et en 1848 on y établit des baraquemens pour quelques-uns des régiments de l’armée rassemblée à Paris à la suite de l’insurrection de juin. Aujourd’hui l’ancienne île Louviers est bordée d’un côté par le boulevard Morland, de l’autre par le quai Henri IV, et l’on ne se douterait guère, à la voir, qu’elle était, il y a vingt ans à peine, entourée d’eau de tous côtés.
L’île Saint-Louis, qui de nos jours encore a conservé une physionomie toute spéciale (et qui offre une honorable particularité que Parent-Duchâtelet fait ressortir avec soin), est formée de l’île Notre-Dame et de l’île aux Vaches ; en examinant un plan de Paris au XVIe siècle, on voit que ces deux îles étaient séparées par un petit canal étroit qui ne pouvait recevoir aucun bateau, et qui passait sur l’emplacement actuel de l’église Saint-Louis. Par contrat signé le 19 avril 1614 et enregistré le 6 mai de la même année, elles furent concédées à Christophe-Marie, entrepreneur général des ponts de France, et à Le Regratier, trésorier des Cent-Suisses, à la condition qu’ils réuniraient les deux îles ensemble et les joindraient à la terre ferme par un pont. Grâce aux difficultés élevées par le chapitre de Notre-Dame, qui avait un vieux droit de possession sur ces terrains, les constructions ne furent terminées qu’en 1647 ; la rue Le Regratier et le pont Marie ont consacré le nom des fondateurs de l’île Saint-Louis.
Dans l’origine, l’île de la Cité s’arrêtait à l’endroit où l’on a tracé la rue Harlay-du-Palais ; au-dessous d’elle, vers l’ouest, s’étendait l’île aux Juifs, l’île aux Treilles, où furent brûlés le grand-maître Jacques Molay et Guy, commandeur de Normandie ; au-delà, c’était l’îlot de la Gourdaine ou l’île au Moulin-Buci. En 1578, Henri III réunit les trois îles en une seule au moment où il faisait commencer la construction du Pont-Neuf. Henri IV donna tout cet emplacement au chancelier de Harlay à la charge de le couvrir de maisons bâties sur un plan indiqué par Sully ; l’île aux Juifs est maintenant la place Dauphine et l’île de la Gourdaine est le terre-plein sur lequel s’élève la statue d’Henri IV. L’île du Louvre était un simple banc de sable qui a été détruit vers la fin du XVIIe siècle, lorsqu’on construisit le port Saint-Nicolas ; l’île de Seine était séparée de la Grenouillère moins par un bras de rivière que par un marécage peuplé de batraciens ; elle avait une quinzaine d’arpents de longueur et contenait des oseraies ; en 1645, à l’aide d’un barrage en amont, on dessécha le fossé boueux, et l’île disparut.
L’île des Cygnes, où s’élèvent aujourd’hui la manufacture des tabacs et le Garde-Meuble, n’a été jointe à la rive gauche que depuis 1820. Son premier nom était fort irrévérencieux ; elle doit le second aux cygnes que Louis XIV avait fait mettre sur la Seine en 1676, et qui allaient chercher un refuge et déposer leurs couvées dans les roseaux dont l’île était entourée ; elle servit de point de mire à bien des faiseurs de projets, et en 1785 un architecte nommé Poyet proposa d’y bâtir un nouvel Hôtel-Dieu qui aurait eu exactement la forme du Colisée de Rome. Son mémoire, accompagné de plans, est extrêmement curieux à parcourir et montre un homme qui avait des idées aussi grandioses que pratiques.
L’annexion de la banlieue a fait entrer une île nouvelle dans Paris ; est-ce bien une île ? A la voir, on en pourrait douter : elle ressemble à une étroite jetée qui prolonge la pile médiane du pont de Grenelle ; on la nomme l’allée des Cygnes : elle ne porte aucune habitation ; mais elle est le paradis des pêcheurs à la ligne. Sur ses berges verdoyantes, ils se réunissent attentifs et silencieux ; c’est le petit bras de la Seine où ne passent pas les bateaux à vapeur qui est le théâtre de leurs exploits ; l’ablette abonde, le goujon donne, et parfois même on a la chance d’enlever un barbillon, à la grande jalousie des concurrents voisins.
Maxime Du Camp, La Seine à Paris, Revue des Deux Mondes, 1867