Il y aurait une étude curieuse à faire sur les restaurants de Paris, depuis ceux du Palais-Royal et du boulevard des Italiens, où l’on dîne sobrement à 25 francs par tête, jusqu’à ceux des barrières, où l’on peut trouver à manger pour quelques sous. Il y en a pour toutes les bourses.
Pendant que les uns n’emploient que des truffes et des vins de grand cru, les autres sont forcés d’avoir recours au fabricant d’yeux de bouillon pour donner une apparence à peu près acceptable à la soupe qu’ils puisent à la fontaine et colorent avec un peu d’oignon brûlé ; mais il y a là des arcanes culinaires que nous n’osons pénétrer. Plus d’une de ces tables interlopes s’alimente au pavillon n° 12, auprès des marchands de viandes cuites. Du reste, tous ces établissements, depuis le plus élevé dans la hiérarchie gastronomique jusqu’au plus infime, jusqu’à celui où le repas complet coûte 30 centimes, sont activement surveillés.
J’ai dit en son lieu quelle était la fonction spéciale des inspecteurs de la boucherie, des dégustateurs, des compteurs-mireurs. D’autres employés, désignés sous le nom d’inspecteurs ambulants des comestibles et vulgairement appelés les flaireurs, sont chargés de visiter toute maison, quelle qu’en soit l’enseigne, où l’on vend des denrées alimentaires. Ce service, qui ne chôme pas, on peut le croire, dans une ville aussi vaste que Paris, comprend un personnel de 28 agents dirigés par l’inspecteur-principal et l’inspecteur-principal-adjoint. Toujours marchant, allant par rues, faubourgs, quais, places et boulevards, ils veillent incessamment sur la santé des Parisiens, qui ne s’en doutent guère.
Les altérations que les débitants font subir aux objets destinés à la subsistance sont sans nombre. En les réunissant, on pourrait faire un gros livre plein de révélations curieuses qui prouvent de la part des marchands plus d’imagination que de probité. L’amour d’un bénéfice anormal, d’un gain illicite, développe en eux des ressources qu’il est difficile de soupçonner. Les avertissements, les reproches, les procès-verbaux, les condamnations, les amendes, l’emprisonnement même, sont impuissants à ramener ces incorrigibles fraudeurs à la sincérité. Les inspecteurs ambulants ne s’épargnent pas, et ils visitent en moyenne 8,000 établissements chaque mois, les saisies varient de 300 à 600 selon les saisons ; pendant l’été, les substances alimentaires se détériorent bien plus rapidement qu’en hiver, aussi les destructions de denrées sont-elles fréquentes en juillet, août et septembre.
Chaque mois, un rapport détaillé est adressé à la préfecture de police, relatant la quantité et l’espèce des saisies. Les marchands de comestibles, les fruitiers, les épiciers en détail, sont le plus ordinairement frappés et dans une notable proportion. Ainsi, pendant le mois d’août 1867, des visites faites dans 6,581 établissements ont amené 590 saisies qui ont atteint douze espèces d’industries, parmi lesquels il faut compter 55 marchands de comestibles, 138 épiciers détaillants et 251 fruitiers ; les marchands de poisson ne figurent que pour 2 sur ce tableau, et les tables d’hôte pour 7.
Le lait est l’objet d’une surveillance toujours active. On a répandu bien des fables sur la façon dont les crémiers sophistiquaient leur marchandise ; on a parlé de plâtre, de cervelle de cheval et de je ne sais quels autres mélanges dignes des sorcières de Macbeth ; tout cela est singulièrement exagéré. En pareille matière, la calomnie dépasse le but, la vérité suffit. Le lait est étendu d’eau dans des proportions considérables après qu’on l’a préalablement écrémé et mêlé à du bicarbonate de soude pour l’empêcher de tourner. Ainsi préparé, il n’offre aucun danger au consommateur, mais il perd une bonne partie de ses qualités nutritives, ce qui ne peut que porter préjudice aux enfants et aux vieillards, dont le lait est l’aliment par excellence. Le lait vendu à Paris contient en moyenne 18 pour 100 d’eau ; le lait tout préparé, j’allais dire tout baptisé, est expédié par les producteurs aux crémiers détaillants, qui ne se font pas faute de le mouiller de nouveau. Non-seulement les débitants sont surveillés, mais dans les gares mêmes des chemins de fer, à l’arrivée des trains qui apportent le lait à Paris, les inspecteurs vont examiner les boites et s’assurer de ce qu’elles contiennent. Les contraventions ne sont pas rares, car les gens de campagne excellent aujourd’hui dans ce genre de commerce dont le puits leur fournit l’élément principal. Ce ne sont pas seulement les petits cultivateurs, les pauvres fermiers, qui allongent le lait ; de gros propriétaires ne reculent pas devant une fraude coupable pour augmenter leurs bénéfices. Il y a peu d’années, un personnage qui avait quelque importance dans son département, convaincu par ses livres mêmes d’altérer d’une façon régulière le lait qu’il dirigeait sur Paris, fut condamné à plusieurs mois de prison et à 20,000 francs d’amende. De tels exemples arrêtent la fraude pendant quelque temps ; mais les mauvais instincts reprennent vite le dessus, et il ne faut point tarder à sévir de nouveau.
Le café torréfié contient en général de l’orge, du maïs, de l’avoine, de la betterave, des carottes, des glands, des marrons et surtout de la chicorée. Pour éviter d’être victimes de ces altérations, bien des personnes achètent leur café en grains verts et le font brûler elles-mêmes. La précaution n’est point mauvaise, mais il ne faut pas oublier que certains épiciers fabriquent des grains de café avec de l’argile plastique qu’on façonne dans la forme voulue à l’aide d’un moule. Cela peut sembler inconcevable au premier coup d’œil, mais il y a des jugements qui sont de nature à convaincre les plus incrédules.
Que dire de ce charcutier qui truffait des pieds de cochon à l’aide de morceaux de mérinos noir, et qui, traduit en police correctionnelle, fut acquitté parce qu’il parvint à prouver que cette étrange denrée n’avait été mise en montre que pour servir d’enseigne ? Il est une substance qui me paraît être plus que toute autre soumise à d’innombrables sophistications, c’est l’huile d’olive. Il est facile de s’assurer du fait en ayant recours aux documents officiels. Les chiffres portent avec eux des renseignements instructifs. Or les relevés de l’administration de l’octroi prouvent qu’en 1867 il est entré à Paris 9,801 hectolitres d’huile d’olive. La population fixe de Paris étant connue, on peut conclure avec certitude que chaque habitant a été réduit à la portion congrue d’un peu plus d’un demi-litre par an, ce qui est inadmissible. L’huile d’olive nous arrive de Provence, d’Algérie, de Tunis, de Toscane, de Gênes et de Naples. Ce qui en parvient à Paris est insignifiant, ainsi qu’on a pu le reconnaître ; par quel liquide les marchands la remplacent-ils donc ? Par des huiles d’œillette, de navette, de colza, de sésame, d’arachide, de noix, de faîne, par de la graisse de volaille mêlée à du miel, par vingt autres substances dans la composition desquelles il n’entre pas un atome d’olive.
En cela, comme en tant d’autres choses, l’important, c’est l’étiquette ; le public s’y laisse prendre, et par paresse autant que par insouciance ne se plaint pas, quoiqu’il ait été bien souvent averti.
Maxime Du Camp, Les Halles de Paris, Revue des Deux Mondes, 1868