Quand les théâtres se ferment, quand les cafés vont être clos, que les lampes s’éteignent dans les maisons, que Paris est sur le point de s’endormir, les halles s’éveillent, et la vie commence à y circuler à petit bruit d’abord, avec une certaine lenteur que l’obscurité relative des rues semble rendre discrète.
Les premiers approvisionneurs qui apparaissent sont les maraîchers, enveloppés dans leur grosse limousine à raies blanches et noires, à demi endormis, conduisant au pas leur cheval paisible. En arrivant, ils s’arrêtent devant une petite guérite où un employé de la préfecture de la Seine leur délivre, à la clarté d’une pâle lanterne, un bulletin constatant qu’ils ont versé au fisc le prix de leurs places, qui coûtent 20 centimes pour 1 mètre de face sur 2 mètres de profondeur. Ces gens-là sont ce qu’on appelle en langage administratif les forains non abrités. Le nom est bien choisi ; quel que soit le temps, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il grêle, qu’il neige, ils sont réduits à rester là, piano jove, sur les trottoirs, grelottants, mouillés, transis. Cela est cruel ; lorsqu’on voit ce spectacle par une dure nuit d’hiver, il est difficile de n’en pas être péniblement ému.
Ne pouvait-on pas, puisque l’on reconstruisait les halles de fond en comble, disposer des abris pour ces malheureux qui viennent de faire une longue course sur des charrettes découvertes. Jadis ils avaient la ressource d’aller chercher un refuge dans les cabarets du voisinage, mais aujourd’hui ils n’ont même plus ce triste moyen d’échapper aux intempéries. Dans cette installation défectueuse, se serait-on moins inquiété de l’homme que de la denrée ? On peut le croire, car on lit dans un document officiel : En 1842, un des fonctionnaires de la préfecture de la Seine, émettant son avis sur la question de savoir s’il était nécessaire de construire des abris, se prononçait pour la négative et s’exprimait ainsi : «Le mauvais temps ne nuit pas sensiblement aux légumes sur le marché». Il est possible, quoique le fait paraisse contestable, que la grêle et la pluie ne détériorent pas les légumes ; mais il y aurait quelque humanité à élever des hangars vitrés où les marchands de ces denrées inaltérables pussent se mettre à couvert pendant les nuits inclémentes.
Plusieurs maraîchers se hâtent de déposer leurs marchandises, qu’ils cèdent en gros et à l’amiable soit aux fruitiers, soit aux femmes des halles, qui les revendront en détail ; ils donnent le picotin d’avoine à leur cheval et repartent promptement ; ceux qui sont si pressés se reconnaissent facilement à leurs voitures, qui sont toujours des tombereaux, et jamais des charrettes. En effet ils ont passé un contrat avec la compagnie concessionnaire de l’enlèvement des boues de Paris, et, dès qu’ils ont déposé leurs denrées sur le carreau, ils s’éloignent pour ramasser au coin des rues ces tas d’ordures d’où l’on tire un fumier fécond, à la fois chaud et léger. C’est un échange, pour ainsi dire une sorte de circulus intelligent ; Paris rend en engrais ce qu’il reçoit en nourriture.
Pendant cette partie de la nuit, les halles sont assez calmes, excepté aux environs du pavillon n° 3, où les pièces de viande affluent, apportées par les camions des chemins de fer : là règne une activité que rien n’arrête, car il faut, pour la vente au détail, qu’avant sept heures du matin les animaux soient dépecés et débités. Les voitures des maraîchers continuent à arriver une à une ; sur le trottoir se promènent des hommes à la veste desquels brille une médaille d’argent : ce sont les syndics des forts, qui constatent si leurs compagnons sont à leur poste ; dans les pavillons fermés plane un grand silence que troublent parfois les aboiemens d’un chien terrier en chasse de rats dans la cave ; des agents de police vont et viennent enveloppés de leur capote, marchant à petits pas, deux par deux et l’œil aux aguets.
La nuit s’avance, le cadran lumineux de l’église Saint-Eustache marque trois heures, le mouvement s’accentue ; la grande rue longitudinale couverte qui sépare les pavillons en groupes égaux et où les places coûtent 30 centimes le mètre commence à se remplir ; on y apporte les primeurs, les fleurs, les mousses, les branches d’arbres verts ; quelques fourgons venus des gares déchargent les légumes expédiés par la Haute-Bretagne, par Roscoff et Saint-Pol de Léon.
Sous cette immense voûte, un insupportable courant pousse des nappes d’air froid. C’est là cependant, à côté des piles de chicorées et des monceaux de carottes, que les vagabonds, les misérables, chassés de place en place, des bancs où ils s’étaient étendus, des coins de portes où ils s’étaient pelotonnés, viennent chercher un asile qui leur est rapidement disputé. On les voit grelottants, les épaules courbées, les bras serrés contre la poitrine, s’asseoir derrière quelques mannes oubliées et essayer de dormir. Un agent de police les réveille, les secoue, les force à se relever, les renvoie ; ils font dix pas, puis, croyant n’être plus observés, ils se recouchent, la tête appuyée contre la muraille, et se hâtent de reprendre leur sommeil interrompu. Encore une fois on les avertit, on les menace ; la fatigue est plus forte que leur volonté, ils se font un nouveau gîte ; on les découvre encore et on les conduit au poste de la Lingerie, où le violon leur garantit du moins le droit de dormir en paix.
Maxime Du Camp, Les Halles de Paris, Revue des Deux Mondes, 1868