Ces Églises manquaient de cette force que l'unité et l'universalité des formes peuvent seules donner, et qu'elles maintiennent, au défaut même du courage.
Après l'Église de Milan, fille de l'Église romaine, et fondée dès l'âge apostolique, vient l'Église d'Afrique, qui doit pareillement son origine au Siège de Rome, sous le règne d'Adrien. Cette Église, l'une des principales divisions du patriarcat d'Occident, comprenait la province dite Consularis, dont Carthage était la capitale, la Mauritanie et la Numidie. Son origine indique assez la conformité qui devait exister, au moins jusqu'à un certain degré, entre ses usages liturgiques et ceux de l'Église romaine.
Les fragments ou les allusions que nous rencontrons dans Tertullien, saint Cyprien, saint Augustin, paraissent, les unes se rapporter assez bien aux formes de la Liturgie romaine, les autres s'en écarter plus ou moins. Il est vrai de dire que la Liturgie romaine, au temps de ces auteurs, devait être quelque peu différente de ce qu'elle nous apparaît dans l'œuvre de saint Gélase et de saint Grégoire. Quoi qu'il en soit, des auteurs très graves maintiennent comme indubitable l'identité primordiale de la Liturgie africaine avec la romaine. On a dit, mais sans le prouver, que saint Augustin avait introduit en Afrique la Liturgie de Milan ; dans tous les cas, ce fait ne saurait démontrer qu'on ne suivait pas en Afrique la Liturgie romaine, antérieurement à saint Augustin : et d'ailleurs, il ne dépendait pas du seul évêque d'Hippone de changer les usages de toutes les églises d'Afrique, si nombreuses et si attachées à leurs anciennes pratiques. Quoi qu'il en soit, nous pensons que la conformité de la Liturgie d'Afrique avec la romaine, n'empêchait pas la première d'avoir et de conserver certains usages particuliers, ainsi que nous en apercevons les traces dans les auteurs que nous avons cités, auxquels on peut encore ajouter Marius Mercator et saint Fulgence. En outre, quel était l'ordre du Sacramentaire publié par Voconius, vers 460, trente ans après la mort de saint Augustin ? En quoi était-il conforme à celui de l'Église de Rome ? En quoi s'en écartait-il ? La question nous paraît insoluble. Disons toutefois qu'on ne trouve nulle part, dans l'antiquité, la trace d'une Liturgie africaine : la tradition ne nous parle que de celles de Rome, de Milan, des Gaules et de l'Espagne. Nous maintiendrons donc notre sentiment, jusqu'à ce que de nouvelles découvertes nous aient contraint à l'abandonner.
La Liturgie de l'Église des Gaules est trop différente de la romaine, pour qu'on puisse croire qu'elle en soit issue ; on a au contraire tout lieu de la juger d'origine orientale. D'abord, en elle-même, elle présente beaucoup d'analogie avec les rites des églises d'Orient, et si l'on considère les pays d'où sont venus les premiers apôtres des Gaules, on s'expliquera aisément cette conformité. Saint Trophime, fondateur de l'église d'Arles, était disciple de saint Paul ; saint Crescent, pareillement disciple du même saint apôtre, prêcha dans les Gaules ; saint Pothin et saint Irénée, apôtres de Lyon, vinrent de l'Asie, aussi bien que saint Saturnin, apôtre de Toulouse ; enfin, la lettre des églises de Vienne et de Lyon à celles d'Asie et de Phrygie, montre, avec tous ces faits, d'une manière incontestable, que les églises des Gaules sont filles de l'Orient : leur Liturgie devait donc l'être aussi. Sans doute, tous ces apôtres passèrent par Rome, centre de toute mission légitime : car telle est la tradition de toutes nos Églises ; mais il n'était pas naturel qu'à cette époque de conquêtes, le Siège apostolique suscitât des entraves indiscrètes aux courageux prédicateurs que l'Orient dirigeait sur l'Occident, et leur imposât des usages différents de ceux qu'ils avaient puisés dans les régions d'où ils étaient partis pour évangéliser avec tant de zèle. Nous avons fait voir plus haut comment les tendances à l'unité liturgique, jusqu'alors suspendues par les circonstances, se développèrent, quand la paix eut été donnée aux églises.
La Liturgie gallicane est donc, avec l'ambrosienne, un des monuments les plus précieux du premier âge de l'Église : nous la ferons connaître dans ses détails, à mesure que l'occasion s'en présentera. Bientôt nous aurons à raconter sa destruction, par les efforts réunis du Siège apostolique et des princes carlovingiens. Nous suspendrons donc ici ce qui nous reste à dire sur cette importante Liturgie, dont notre illustre Mabillon, dans un ouvrage spécial (De Liturgia Gallicana libri III. 1685.), a détaillé toute la splendeur, en même temps qu'il a reproduit les débris mutilés des livres qui la contenaient. Si le temps et l'espace nous le permettaient, nous aimerions à faire le récit des pompes du rite gallican, telles qu'elles apparaissent dans les écrits de saint Sidoine Apollinaire et de saint Grégoire de Tours ; mais nous ne résisterons pas au désir d'offrir au lecteur un tableau de l'Église de Paris (au VIe siècle), tracé par saint Venance Fortunat, dans un éloge de saint Germain et de son clergé. On y verra la gravité et la majesté de l'office divin, l'accord de la psalmodie, l'emploi des orgues, des flûtes, des trompettes, pour l'accompagnement des chants sacrés. Nous avons donné dans les chapitres précédents les noms des liturgistes auxquels l'Église gallicane était redevable de la beauté et de l'éloquence de ses formules sacrées.
L'Eglise d'Espagne présente maintenant à notre observation ses usages liturgiques. S'il nous fallait approfondir dans ces Institutions toutes les questions qui se rattachent aux origines du rite mozarabe, un volume entier ne suffirait pas pour exposer et résoudre les nombreuses difficultés dont cette matière est semée. Nous serons donc forcé de nous borner à consigner seulement ici quelques notions.
On agite en premier lieu la question de savoir quelle Liturgie fut exercée primitivement en Espagne, après l'établissement du christianisme en ce pays. Plusieurs auteurs, à la tête desquels nous inscrirons le docte Père Lebrun, soutiennent que les usages de l'Église romaine furent d'abord observés en Espagne, et ils s'appuient sur le fait de la fondation de cette église par les sept évêques envoyés par saint Pierre, et sur quelques canons des anciens conciles d'Espagne, qui montrent en vigueur plusieurs pratiques identiques à celles de Rome, telles que le jeûne du samedi, la coutume de ne lire qu'une seule épître à la messe, etc. Le savant père Pinius, dans l'excellente dissertation qu'il a placée en tête du sixième tome des Actes des Saints du mois de Juillet, et Florez, en son Spagna Sagrada, dans une dissertation sur le même objet, reconnaissent aussi l'origine romaine de la Liturgie primitivement gardée en Espagne. Ils sont énergiquement combattus par le jésuite Lesleus, dont nous avons déjà cité la curieuse préface au Missel mozarabe. Ce dernier s'appuie sur les canons de divers conciles d'Espagne, aux Ve et VIe siècles, dans lesquels sont signalées plusieurs particularités de l'office divin, qui paraissent plutôt s'accorder avec l'office mozarabe qu'avec celui de l'Église de Rome.
Cependant il semble qu'on peut dire, non sans quelque apparence de raison, que ces divers faits ne prouvent pas que les usages de l'Église romaine n'aient pas été primitivement ceux de l'Église d'Espagne ; car on n'a jamais prétendu que la conformité des usages avec Rome, à cette époque, fût possible pour quelque Église que ce soit, avec la rigueur qu'on y peut mettre aujourd'hui. En outre, il reste bien peu de monuments à l'aide desquels on puisse constater l'état précis de la Liturgie de Rome, tant pour la messe que pour les offices divins, avant saint Gélase et saint Grégoire. On peut encore ajouter à cela que l'affinité des usages liturgiques, tant de Rome que de l'Espagne, ne saurait être plus énergiquement attestée que par l'envoi que fit, en 538, le pape Vigile à Profuturus, évêque de Brague, de l’ordinaire de la messe romaine. Assurément, jamais un pape n'a fait un pareil envoi au patriarche de Constantinople ou d'Alexandrie. Il fallait donc que les évêques d'Espagne eussent eu recours au Siège apostolique, comme à la source de leurs traditions liturgiques, et cette conjecture est d'autant plus certaine que nous voyons, ainsi que nous l'avons rapporté plus haut, un concile d'Espagne, trente ans après, décréter que tous les prêtres auraient à célébrer les saints mystères dans la forme donnée par le Siège apostolique, à l'évêque Profuturus.
Maintenant, si l'on considère la Liturgie des Églises d'Espagne dans l'état où la fixèrent les travaux de saint Léandre, de saint Isidore et des autres liturgistes que nous avons mentionnés au chapitre précédent, on ne peut s'empêcher d'être frappé de sa totale dissemblance avec les coutumes de l'Église romaine. Le nom de gothique qu'elle retient déjà, atteste une origine entièrement différente. C'est ici encore l'occasion d'une nouvelle controverse entre le P. Lesleus et les PP. Lebrun et Pinius. Le premier, fidèle à son système, soutient que les particularités qui constituent le rite appelé gothique, ont été pratiquées de toute antiquité en Espagne : les autres, au contraire, ont établi solidement le fait d'une introduction des rites orientaux en Espagne, par les Goths, qui se rendirent maîtres de ce pays au commencement du Ve siècle, et y fondèrent un établissement si solide et si imposant. Ces barbares, comme nous l'apprenons de Philostorge, de Sozomène et de Théodoret, dans leurs courses à travers l'Asie Mineure, avaient embrassé le christianisme. Leur fameux évêque Ulphilas, qui traduisit les saints Évangiles dans la langue des Goths, vint à Constantinople. Il y puisa malheureusement les erreurs de l'arianisme qui régnait alors dans cette capitale, par la protection de Valens ; mais il dut y prendre en même temps une plus grande habitude de la Liturgie grecque, la seule que connaissaient les Goths, puisque leur conversion au christianisme s'était opérée en Orient. Nous voyons ensuite, par une lettre de saint Jean Chrysostome, qu'il avait pris un soin tout particulier de l'Église des Goths, et qu'il lui avait même donné un évêque, nommé Unilas ; il est naturel de croire que cet évêque venu de Constantinople devait en pratiquer la Liturgie. Quand les Goths furent établis en Espagne, nous voyons des relations jusqu'alors inconnues s'établir entre l'Église de cette Péninsule et celle de Constantinople. Au VIe siècle, saint Martin de Brague traduisit du grec en latin, pour l'usage d'Espagne, les canons des conciles, et par là donna occasion à l'établissement de beaucoup de pratiques liturgiques prescrites dans ces canons dressés la plupart dans des conciles d'Orient. Vers le même temps, Jean, qui fut depuis abbé de Biclar et évêque de Gironne, et qui était Goth de nation, s'en alla passer dix-sept ans à Constantinople où il se rendit fort savant. Saint Léandre avait aussi vécu plusieurs années à Constantinople : ce fut même dans cette ville qu'il se lia d'une amitié étroite avec Saint Grégoire le Grand, qui résidait alors en cette ville, en qualité d'Apocrisiaire du Siège apostolique, et avec Jean le Jeûneur, patriarche de Constantinople, qui fut si familier avec saint Léandre, qu'il lui dédia un opuscule liturgique sur le baptême.
Or, les Goths étant les vainqueurs de l'Espagne, et ayant apporté avec eux des usages liturgiques spéciaux, la Liturgie pratiquée dans cette contrée avant la conquête ne pouvait longtemps subsister sans mélange, et tout portait même à croire qu'elle finirait par succomber. Il y eut, sans doute, des degrés dans cette transformation ; des réclamations durent s'élever, tant de la part des conciles que de la part du Siège apostolique : la lettre du pape Vigile à Profuturus se place naturellement à cette époque, ainsi que le concile de Brague de 563, que nous avons cité plus haut. Un grand événement décida du triomphe absolu de la Liturgie gothique sur l'ancienne : ce fut la conversion totale de la nation des Goths à l'orthodoxie, dans le troisième concile de Tolède, en 589. Saint Léandre, qui fut, pour ainsi dire, l'auteur de ce grand oeuvre, est en même temps le principal rédacteur de la Liturgie gothique qui, dès cette époque, devint l'unique Liturgie d'Espagne. Il est naturel de penser que la préférence donnée, dans son travail et dans celui des autres liturgistes qui vinrent après lui, aux formes orientales, jusqu'alors les seules suivies par les Goths, fut motivée sur la nécessité de les rallier plus sûrement au symbole de l'ancienne Eglise espagnole, en écartant tout ce qui aurait pu être objet de tentation pour une foi encore chancelante. Au reste, comme nous venons de le dire, la transformation des deux rites était déjà pour ainsi dire accomplie, avant même le concile de Tolède ; mais depuis cette grande époque, l'Église espagnole, devenue église purement gothique, s'appliqua à réunir toutes les provinces dans la pratique des mêmes usages, et c'est à cette intention que fut porté, dans le quatrième concile de Tolède, en 633, le canon dont nous avons cité les dispositions formelles, ci-dessus, au chapitre VI.
Toutefois cette Liturgie gothique ne se composait pas uniquement d'un fonds de prières orientales : on y rencontre quelquefois, quoique en petit nombre, des oraisons, des répons, des fêtes d'une origine entièrement romaine, qui montrent la première source des rites sacrés en Espagne, On y trouve, en outre, beaucoup d'analogies avec la Liturgie gallicane, et ce dernier fait a donné matière à une controverse entre les savants qui ont traité de la Liturgie gothique. Les uns, comme les PP. Lesleus et Plinius, soutiennent, dans les ouvrages déjà cités, que la Liturgie gallicane est émanée de la gothique ; d'autres, parmi lesquels Dom Mabillon et le P. Lebrun, prouvent contre eux que la Liturgie gallicane est antérieure à l'époque à laquelle a dû se former la gothique.
Nous avons montré, en effet, comment l'origine des principales Églises des Gaules est orientale : ce qui explique suffisamment l'existence d'une Liturgie, dans ces contrées, totalement différente de la romaine, et, par suite, analogue en quelque chose à la gothique, dont la source est la même. Nous avons donné les noms des principaux auteurs de la Liturgie gallicane, saint Hilaire, Musecus, saint Sidoine Apollinaire, etc., qui, certes, n'ont pas été chercher en Espagne les usages antiques qui furent corrigés et réformés, plutôt qu'institués, par eux. De plus, on ne s'expliquerait pas cette influence si intime de l'Église d'Espagne sur celle des Gaules, influence qui ne serait justifiée par aucun monument historique, ni même rendue possible par aucun genre de primauté de l'une de ces Églises à l'égard de l'autre. Il est vrai que, dans le canon du quatrième concile de Tolède, il est statué qu'il n'y aura qu'un même ordre pour la prière et la psalmodie dans toute l'Espagne et la Gaule ; mais tout le monde sait qu'il ne peut être ici question que de la Gaule narbonnaise, soumise alors aux mêmes lois que l'Espagne elle-même. Or, outre que le rite gallican était formulé longtemps avant ce concile, et qu'il était et est resté, en somme, différent sur beaucoup de points du rite gothique proprement dit, il serait absurde de supposer que la Gaule narbonnaise eût fait adopter tous ses usages aux autres provinces des Gaules. Tout au contraire, il faudra expliquer les incontestables rapports des deux rites, gallican et gothique, par l'intention fort raisonnable qu'eurent les compilateurs de ce dernier rite d'y retenir, ou d'y insérer quelque chose qui fût analogue aux usages de la Gaule narbonnaise, par le même motif qui leur avait fait garder plusieurs formules et fêtes romaines, et qui les avait portés à conserver pour fond principal les prières orientales de la Liturgie gothique.
Nous terminerons ce que nous avions à dire de la Liturgie gothique, appelée plus tard mozarabe (du nom sous lequel on désignait les chrétiens qui vivaient sous la domination des Maures), par les deux observations suivantes :
1° L'Église gothique d'Espagne parvint à établir dans son sein l'unité liturgique ; elle dut cet avantage au zèle de ses évêques et à la protection de ses rois. Mais si elle put faire qu'une prière uniforme retentît dans tous ses temples, elle ne put garantir toujours l'entière pureté, l'orthodoxie de ces mêmes prières. La Liturgie romaine seule est vierge de toute erreur, comme l'Église qui la promulgue.
Vers la fin du VIIIe siècle, Félix, évêque d'Urgel, et Elipand, archevêque de Tolède, troublèrent un moment l'Église en prêchant une hérésie qui aurait fait rétrograder le christianisme jusqu'aux dogmes impies d'Arius. Non contents de s'appuyer sur de fausses citations des Pères, ils alléguèrent l'autorité de la Liturgie d'Espagne, produisant plusieurs passages dans lesquels les termes d'adoptif et d'adoption étaient appliqués à Jésus-Christ, et ajoutant que ces oraisons avaient été récitées et par conséquent approuvées par saint Eugène, saint Ildefonse et saint Julien, évêques de Tolède. Il est possible aussi que Félix et Elipand eussent altéré par eux-mêmes les passages susdits. Quoi qu'il en soit, dans l'une et l'autre hypothèse, le danger des Liturgies nationales n'en était pas moins mis dans tout son jour. C'est ce que sentirent les évêques du concile tenu à Francfort en 794, qui, dans les paroles suivantes, montrèrent éloquemment qu'une seule Liturgie peut être citée comme vraiment et nécessairement pure et orthodoxe, savoir la Liturgie de l'Église romaine :
"Mieux vaut, disent-ils aux deux évêques prévaricateurs, mieux vaut en croire le témoignage de Dieu le Père sur son propre Fils, que l'autorité de votre Ildefonse, qui vous a composé, pour la solennité des messes, des prières qui sont telles, que la sainte et universelle Église de Dieu les ignore, et que nous-mêmes ne pensons pas que vous puissiez être exaucés en les prononçant. Que si votre Ildefonse, dans ses oraisons, donne au Christ le nom d'adoptif, notre Grégoire, pontife du Siège de Rome et docteur illustre dans tout l'univers, l'appelle toujours, dans ses oraisons, Fils unique."
Les Pères du concile allèguent ensuite plusieurs oraisons du Sacramentaire grégorien.
Peu après, Alcuin composa un traité en sept livres contre Félix, et il ne manqua pas d'y réfuter l'objection que ces sectaires tiraient des oraisons du Missel gothique. "Que vous ayez, dit-il à Félix, altéré ces témoignages, ou qu'ils soient réellement tels que vous les proférez, il n'y a pas lieu à s'en occuper beaucoup. C'est bien plutôt sur l'autorité de Rome que sur l'autorité de l'Espagne que nous souhaitons appuyer la vérité de notre foi. Ce n'est pas néanmoins que nous réprouvions l'autorité de l'Espagne, dans les choses sur lesquelles elle n'est pas en désaccord avec l'Église universelle. Mais l'Eglise romaine, qui doit être suivie par tous les catholiques et tous les vrais croyants, professe dans la solennité des messes, comme dans tout ce qu'elle écrit, que c'est le Fils véritable de Dieu qui a daigné se faire homme pour notre salut et subir le tourment de la Croix". Alcuin cite ensuite les oraisons de la messe de Noël, du mercredi de la Semaine sainte, etc. Cet événement porta les évêques d'Espagne à veiller sévèrement sur la pureté de la Liturgie gothique, et aujourd'hui ces livres ne gardent plus aucune trace des erreurs ou incorrections que l'on eut à leur reprocher. Toutefois, on voit que Rome s'en était émue ; car en 918, Ordogno, roi de Léon, et Sisenand, évêque de Compostelle, ayant envoyé un prêtre nommé Jean, vers le Siège apostolique, il s'éleva une discussion sur le Missel gothique, et il fallut le jugement d'un concile romain tenu devant le Pape, et dans lequel on examina soigneusement les prières de ce Missel, pour en certifier la pleine orthodoxie. Nous verrons bientôt la sollicitude du Siège apostolique s'alarmer encore des dangers de cette liturgie particulière d'une grande Église, et enfin en décréter l'abolition.
2° L'Église gothique d'Espagne qui fit, comme on vient de le voir, une si fâcheuse expérience des dangers qui menaceront toujours l'orthodoxie d'une Liturgie particulière, vit aussi s'élever dans son sein une fausse opinion que nous retrouverons ailleurs, et dont l'application serait destructive du caractère traditionnel de la Liturgie. Le concile de Brague tenu en 563, en son canon douzième, s'exprimait ainsi : "Il est ordonné que l'on ne chantera dans l'église aucune composition poétique : rien, hors les Psaumes et les Écritures de l'Ancien et du Nouveau Testament ; ainsi que l'ordonnent les saints canons". Les Pères du concile font sans doute allusion à une disposition du concile de Laodicée, en 300, qui ordonne de rejeter certains psaumes qui avaient été fabriqués et avaient cours dans le peuple. Mais la mesure sage et précise du concile de Laodicée n'avait rien de commun avec la prohibition vague et générale du concile de Brague qui, au reste, n'arrêtera point les développements de la Liturgie gothique et qui fut énergiquement improuvée par la protestation du quatrième concile de Tolède, dont voici les paroles, au canon treizième qui est intitulé De non renuendo pronunciare Hymnos :
" Que l'on doive chanter des hymnes, nous avons pour cela l'exemple du Sauveur et des Apôtres ; car le Seigneur lui-même dit une hymne, comme saint Matthieu nous l'atteste : Et hymno dicto, exierunt in montent Oliveti ; et l'apôtre Paul écrivant aux Ephésiens, leur dit : Implemini Spiritu Sancto, loquentes vobismetipsis in psalmis et hymnis et canticis spiritualibus.
" Il existe, en outre, plusieurs hymnes composées par un art humain, pour célébrer la louange de Dieu et les triomphes des apôtres et des martyrs, comme sont celles que les bienheureux docteurs Hilaire et Ambroise ont mises au jour. Cependant quelques-uns réprouvent ces hymnes parce qu'elles ne font pas partie du canon des saintes Ecritures et ne viennent pas de tradition apostolique. Qu'ils rejettent donc aussi cette autre hymne composée par des hommes, que nous disons chaque jour, dans l'office public et privé, à la fin de tous les Psaumes : Gloria Patri et Filio, et Spiritui Sancto, in secula seculorum. Amen. Et cette autre hymne que les Anges chantèrent à la naissance du Christ dans la chair : Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus bonœ voluntatis, les docteurs ecclésiastiques n'y ont-ils pas ajouté une suite ? Faut-il donc qu'on cesse de la chanter dans les églises, parce qu'on ne trouve point cette suite dans les Écritures saintes ? On compose donc des hymnes, comme on compose des messes, des prières ou oraisons, des recommandations, des impositions de mains ; et si on ne devait plus réciter aucune de ces formules dans l'Église, autant vaudrait faire a cesser les offices ecclésiastiques."
Ce sage canon vengea les véritables principes en matière de Liturgie, et on ne voit pas que ce zèle indiscret pour les Écritures saintes, comme seule matière de la Liturgie, se soit permis, depuis lors, en Espagne, de nouvelles manifestations. Nous ne tarderons pas à le rencontrer en France.
Nous nous sommes appliqué dans les deux chapitres précédents à recueillir les noms et les travaux des Liturgistes de l'Église gothique d'Espagne : nous aurons occasion, dans la suite, de faire connaître en détail ses rites et ses offices.
DOM GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE VIII, DIGRESSION SUR L'HISTOIRE DES AUTRES LITURGIES D'OCCIDENT : AMBROSIENNE, AFRICAINE, GALLICANE, GOTHIQUE OU MOZARABE, BRITANNIQUE ET MONASTIQUE.