Puisque nous en sommes sur ce triste sujet, il n’est point superflu de dire comment les morts sont traités dans les hôpitaux.
Lorsqu’un malade a rendu le dernier soupir, il est laissé sur le lit qu’il occupait, afin qu’on puisse constater s’il n’est pas victime d’un cas de mort apparente. Au bout de deux heures, les infirmiers l’enveloppent dans un drap, le couchent sur une civière munie d’un couvercle et le transportent à la chambre de repos, où ils le livrent à un employé spécial qu’on nomme le garçon d’amphithéâtre. C’est un serviteur de première classe qui remplit cette fonction, peu enviable et pourtant fort enviée, car elle procure des bénéfices relativement considérables. Les garçons d’amphithéâtre sont spécialement surveillés, car c’est à eux qu’est confiée l’intégrité du cadavre.
Un fait très grave qui s’est produit dans plusieurs hôpitaux a révélé à l’administration des abus d’un ordre révoltant. Au mois de janvier 1866, on apprit qu’une ancienne fille soumise faisait le négoce de dents et de cheveux ; elle s’en cachait si peu, qu’elle tenait magasin ouvert dans le quartier des Halles. La police prévenue fit une descente chez cette marchande de débris humains, saisit ses livres et acquit la certitude que les garçons d’amphithéâtre de la plupart des hôpitaux de Paris étaient les pourvoyeurs de cet horrible commerce, qui, dans l’espace de cinq ans, avait rapporté à quatorze d’entre eux la somme de 12 625 francs 65 cent. On peut regretter que, pour éviter un scandale, l’Assistance publique ait cru ne pas devoir livrer ces hommes à la police correctionnelle ; mais du moins on ne saurait lui reprocher d’avoir manqué de vigueur, car elle les jeta immédiatement à la porte. L’un d’eux s’est fait dentiste, s’intitule ancien praticien des hôpitaux, et continue à opérer sur les vivants les effractions de mâchoires qu’il commettait sur les morts.
Le cadavre est lavé, étendu sur une dalle de pierre, à moins qu’il n’ait été réclamé par un chef de service pour la salle des autopsies ; il y reste vingt-quatre heures, abrité sous un couvercle en toile cirée dans la plupart des maisons, en zinc à l’Hôtel-Dieu, où l’on ne peut prendre trop de précautions contre les rats, qui sont nombreux et voraces. Sur ce cercueil provisoire est posé le bulletin qui porte l’état civil du défunt. La famille est prévenue, et il faut qu’elle soit bien pauvre, bien dénuée, pour ne pas envoyer une chemise et un bonnet destinés à revêtir le mort : vieille tradition puérile, mais respectable après tout, et qui rappelle l’époque païenne où l’homme partait vers l’autre vie armé et prêt au combat.
Ces salles de repos, qui toutes sont aussi éloignées que possible des pavillons réservés aux malades, sont laides pour la plupart, dallées, humides, très aérées ; mais il y plane une vague odeur de putridité que le chlore, le vinaigre et l’acide phénique parviennent mal à neutraliser. Les salles les mieux disposées sont celle de La Riboisière, celle de Necker, où chaque dalle est enfermée sous des rideaux, celle des Enfants malades, où les sinistres tables sont remplacées par de petits lits en fer surmontés d’une croix : l’aspect de cette dernière salle, qui ressemble à un dortoir, est à la fois très triste et très doux. Après vingt-quatre heures de repos, le corps est mis en bière et déposé dans la chambre des morts, qui n’est en général qu’un cabinet étroit et sans caractère. À l’Hôtel-Dieu, c’est une sorte de caveau peint en noir, tendu de larges draperies noires, éclairé de deux becs de gaz contenus dans des globes en verre dépoli, et muni de deux lits de camp qui supportent les bières de léger sapin au-dessus desquelles un grand crucifix semble veiller. C’est d’une apparence lugubre et réellement dramatique. Dans le dur langage des garçons d’amphithéâtre, un cadavre disséqué et non réclamé s’appelle une falourde.
Les parents, les amis conviés arrivent ; le corps, chargé sur le corbillard, est conduit à la chapelle de l’hôpital, et un prêtre récite les prières consacrées. Ces chapelles n’ont rien qui puisse fixer l’attention ; ce sont des espèces de halles badigeonnées, sans style, sans beauté, ornées de fort mauvais tableaux, et où parfois, comme à Necker, on est surpris de voir la statue d’Aaron et celle de Melchisédech. Une seule fait exception, c’est celle de l’Hôtel-Dieu, qui est l’ancienne église, qualifiée jadis de basilique, du prieuré de Saint-Julien le Pauvre. Dans l’origine, on y recevait les pèlerins et les voyageurs ; Grégoire de Tours y logeait lorsqu’il venait à Paris. On ignore la date de sa fondation ; elle fut détruite sans doute et réédifiée vers le douzième siècle, car certains détails d’architecture, entre autres les arcs-doubleaux composés d’un faisceau de tores séparés par des gorges, indiquent cette époque. Aujourd’hui c’est une ruine sombre, dominée par les hideuses masures de la rue qui porte son nom ; la Révolution en a détruit le portail, dont les moignons brisés apparaissent encore et semblent réclamer une restauration. L’intérieur est froid, ramassé ; les colonnes trapues, les pierres solides, disposées en petit appareil, donnent à tout l’édifice une apparence sérieuse qui n’est pas sans effet.
Il est à désirer, quand la démolition du vieil Hôtel-Dieu permettra enfin d’assainir cet horrible quartier, que l’on conserve cette antique chapelle où la tradition affirme que Dante est venu s’agenouiller.
Maxime Du Camp, Les Hôpitaux de Paris et le nouvel Hôtel-Dieu, Revue des Deux Mondes, 1870