Cependant c’était l’heure où la France entière semblait prise d’une tendresse universelle.
Une des âmes les plus sèches qui ait existé, Jean-Jacques Rousseau, avait mis la sensibilité à la mode ; on avait le goût des plaisirs champêtres, on buvait du lait à Trianon ; une philanthropie un peu mièvre, mais qui néanmoins ne fut pas infructueuse, agitait tous les cœurs et mettait des pleurs de compassion dans tous les yeux. On voulut se rendre compte de l’état de nos hôpitaux : trois hommes, qui fort heureusement étaient des hommes de bien et de savoir. Tenon, Bailly et Larochefoucauld-Liancourt, furent en 1785 délégués par l’Académie des sciences, que Louis XVI avait interrogée, pour étudier l’Hôtel-Dieu. On possède les rapports qu’ils publièrent ; ceux de Tenon surtout sont extrêmement remarquables : ils constatent avec une indiscutable autorité combien furent dangereux pour la santé publique les développements excessifs qu’une charité exagérée, déréglée, beaucoup trop abandonnée à ses inspirations irréfléchies, avait donnés à une seule maison hospitalière. On en avait fait une sorte de magasin pathologique où l’on rassemblait indistinctement tous les malades et toutes les maladies.
Lorsque Tenon visita l’Hôtel-Dieu, 1 219 lits recevaient 3 418 malades ; non seulement plusieurs de ces malheureux étaient couchés sur le même grabat, mais on en avait placé sur l’impériale du lit, et le secours d’une échelle était nécessaire pour arriver jusqu’à eux. Une seule salle, celle de Saint-Charles-Saint-Antoine, contenait, selon les nécessités, de 558 à 818 fiévreux. On entassait les malades de telle sorte qu’il nous faut aujourd’hui un effort considérable d’imagination pour comprendre comment on pouvait y parvenir ; on n’avait aucun souci des contagions, aucune notion des règles hygiéniques les plus élémentaires.
Les blessés, les fébricitants, les opérés, les femmes en couches, les galeux, les aliénés, les varioleux, les phtisiques, les convalescents vivaient ou plutôt mouraient dans les mêmes salles, sur les mêmes matelas. La place réservée à chaque malade n’avait guère plus de huit pouces. Les cadavres restaient souvent plusieurs heures près des moribonds qu’ils avaient précédés ; les opérations se faisaient dans la salle commune, sur le lit même où le malheureux était pressé contre ses compagnons. Un détail est horrible et dénote l’intolérable atmosphère où ces misérables croupissaient : quand on soulevait la couverture d’un lit, il s’en échappait une buée visible. La mortalité régulière était d’un sur quatre et demi.
Le cœur de Louis XVI se souleva lorsqu’il apprit à quel état les malades étaient réduits ; on décida que l’Hôtel-Dieu serait supprimé et qu’il serait remplacé par quatre hôpitaux placés aux extrémités de la ville, dans de vastes terrains où l’on trouverait facilement de l’espace et des arbres. Ce beau projet s’en alla à vau-l’eau et ne reçut pas même un commencement d’exécution.
Les fonds nécessaires avaient cependant été déposés ; mais Loménie les employa à des dépenses ordinaires auxquelles son incapacité peu scrupuleuse n’avait point su faire face.
Maxime Du Camp, Les Hôpitaux de Paris et le nouvel Hôtel-Dieu, Revue des Deux Mondes, 1870