On doit donc considérer, dès le principe, la Liturgie
comme existant plus particulièrement dans la Tradition que dans l'Écriture, et devant par conséquent être interprétée, jugée, appliquée, d'après cette source de toutes les notions
ecclésiastiques. Il ne faut ni étudier, ni réfléchir longtemps, pour savoir que la Liturgie s'exerçait par les Apôtres et par ceux qu'ils avaient consacrés évêques, prêtres ou diacres, longtemps
avant la rédaction complète du Nouveau Testament. Plus tard, nous verrons d'importantes conséquences sortir de ce
principe.
Ce chapitre n'est, pour ainsi parler, que la continuation du précédent ; car si, plus haut, nous avons cherché à prouver l'origine
apostolique d'un certain nombre de rites et de cérémonies, nous retrouvons encore dans les institutions liturgiques des trois siècles primitifs, non-seulement l'influence des Apôtres, mais
l'expression directe de leurs volontés, dans l'établissement de cette partie si essentielle de l'ensemble du Christianisme. Néanmoins nous avons cru, comme tout le monde, apercevoir un fondement
suffisant à cette distinction de l'époque primitive en deux âges, dont l'un se prend depuis l'origine de la prédication des Apôtres jusqu'au moment où le dernier d'entre eux disparaît,
c'est-à-dire vers l'an 100, époque de la mort de saint Jean ; et dont l'autre embrasse toute la période qui s'est écoulée depuis la publication de l'Évangile jusqu'à la conversion des empereurs
et la délivrance extérieure du Christianisme.
On peut dire que, durant les trois premiers siècles, l'élément liturgique, s'il est permis de s'exprimer ainsi, était dans toute
sa vigueur et extension ; car la Confession, la Louange et la Prière embrassaient l'existence tout entière des Chrétiens de ce temps. Arrachés aux mystères profanes du paganisme, les néophytes
sentaient avec bonheur la religion se développer en eux, et pendant que l'Esprit-Saint créait en eux des cœurs nouveaux, leur bouche inspirée faisait entendre des chants d'enthousiasme, inconnus
jusqu'alors. Aussi, voyons-nous que l'Apôtre, parlant aux fidèles de son temps, les engage, non seulement à prier, mais à chanter, comme à une fête continuelle : "Ne vous enivrez pas
avec le vin, source de luxure, leur dit-il, mais remplissez-vous de l'Esprit-Saint, vous entretenant dans les psaumes, les hymnes, les cantiques spirituels, chantant et psalmodiant au Seigneur,
dans vos cœurs."
Et encore : " Que la paix du Christ tressaille dans vos cœurs ; que le Verbe du Christ habite en vous en toute sagesse ; et
vous-mêmes, instruisez-vous et exhortez-vous mutuellement dans les psaumes, les hymnes et les cantiques spirituels, chantant à Dieu dans vos cœurs, par sa grâce.
Dans les écrits des Pères de cette époque primitive, dans les Actes des Martyrs, nous voyons, en effet, les Chrétiens occupés à
la psalmodie, à la célébration des louanges divines, presque sans relâche, et cela, sous des formes non point vagues et arbitraires, mais précises et déterminées ; non à des moments vagues et
capricieux, mais à des heures précises et mystérieuses, que l'institution apostolique avait fixées : ce qui est le caractère de la Liturgie proprement dite.
Si nous ouvrons les Constitutions apostoliques, recueil liturgique important, dont les critiques les moins prévenus ne font
aucune difficulté de placer la compilation à la fin du deuxième, ou au plus tard durant le cours du troisième siècle, nous y lisons ces paroles : "Faites les prières, le Matin, à l'heure de
Tierce, de Sexte, de None, au Soir et au Chant du Coq. Le Matin, pour rendre grâces de ce que le Seigneur, ayant chassé la nuit et amené le jour, nous a illuminés ; à l'heure de Tierce, parce que
c'est celle à laquelle le Seigneur reçut de Pilate sa condamnation ; à l'heure de Sexte, parce que c'est celle à laquelle il fut crucifié ; à l'heure de None, parce que c'est celle à laquelle la
nature est émue dans l'horreur qu'elle éprouve et ne peut plus supporter l'outrage fait au Seigneur crucifié ; au Soir, pour rendre grâces à Dieu de ce qu'il nous donne la nuit pour nous reposer
des travaux du jour ; au Chant du Coq, parce que c'est l'heure qui annonce l'arrivée du jour, durant lequel nous devons faire les œuvres de la lumière. Si, à cause des infidèles, il est
impossible de se rendre à l'église vous ferez la congrégation dans quelque maison particulière."
Mais cette discipline n'était pas seulement celle de l'Orient, à laquelle semblent appartenir principalement les Constitutions
apostoliques ; les Pères latins du même âge nous attestent la même chose pour l'Occident. "Puisque, dit Tertullien, nous lisons dans le Commentaire de Luc (les Actes des Apôtres), que
l'heure de Tierce est cette heure de prière à laquelle les Apôtres, initiés par l'Esprit Saint, furent regardés comme ivres ; que l'heure de Sexte est celle à laquelle Pierre monta à l'étage
supérieur ; que l'heure de None est celle à laquelle il entra avec Jean au Temple ; ne voyons-nous pas dans ceci, à part ce qui nous est dit ailleurs de prier en tout temps et en tout lieu, que
ces trois heures si remarquables dans les choses humaines, et qui, sans cesse rappelées, servent à diviser le jour, à partager les travaux, ont dû aussi occuper un rang plus solennel dans les
prières divines ?"
Plus loin, il se sert du mot Officium, pour désigner les prières ecclésiastiques faites à ces heures : Sexta diei
hora finiri Officio huic possit.
Saint Cyprien rend aussi un témoignage formel à cet usage des Heures canoniales, lorsqu'il dit dans son beau traité de l'Oraison
dominicale :
" Nous trouvons, au sujet de la prière solennelle, que Daniel et ses trois enfants, forts dans la foi et vainqueurs dans la
captivité, ont observé la Troisième, la Sixième et la Neuvième heure, marquant par là le mystère de la Trinité, qui devait être manifesté dans les derniers temps. En effet, la première heure
arrivant à la troisième, consomme le nombre de la Trinité ; la quatrième heure venant à la sixième, manifeste une autre fois la Trinité ; et quand, par l'accession de trois autres heures, on
passe delà septième à la neuvième, ces trois ternaires expriment aussi parfaitement la Trinité.
" Les adorateurs du vrai Dieu se livrant à la prière à des temps fixes et déterminés, dénonçaient déjà spirituellement le
mystère figuré par ces intervalles d'heures, mystère qui devait être plus tard manifesté. Ce fut en effet à l'heure de Tierce que descendit sur les disciples l'Esprit Saint, qui les remplit de la
grâce que le Seigneur avait promise. Pierre, à l'heure de Sexte, montant sur le toit, de la maison, apprit par un signe, et en même temps par la voix de Dieu, qu'il devait admettre tous les
hommes à la grâce du salut, au moment même où il doutait s'il purifierait les Gentils. Le Seigneur crucifié à cette même heure de Sexte, a lavé nos péchés dans son sang, à l'heure de None,
complétant sa victoire par ses souffrances, afin de nous pouvoir à la fois racheter et vivifier.
" Mais pour nous, mes frères chéris, au-delà des heures observées aux temps anciens pour la prière, de nouvelles nous ont été
assignées, en même temps que de nouveaux mystères. Car il nous faut prier le Matin, afin de célébrer la résurrection du Seigneur par une oraison matutinale : c'est ce que l'Esprit Saint désignait
autrefois dans les psaumes, disant : Rex meus et Deus mens, quoniam ad te orabo, Domine: mane exaudies vocem meam: mane assistam tibi et contemplabor te. Et par le Prophète, le Seigneur
dit encore : Dilucido vigilabunt ad me dicentes : Eamus et revertamur ad Dominum Deum nostrum.
" Quand le soleil se retire, et que le jour cesse, il nous faut encore prier ; car le Christ est le vrai soleil, le vrai
jour, et lorsqu'au moment où le jour et le soleil de ce monde disparaissent, nous prions et demandons que la lumière revienne de nouveau sur nous, c'est l'avènement du Christ que nous
demandons, du Christ qui nous donnera la grâce de l'éternelle lumière."
Pour célébrer ainsi les louanges de Dieu, les Chrétiens se réunissaient aux heures que nous venons de marquer ; mais c'était
principalement à celle qui précédait le lever de la lumière. Ils veillaient dans la psalmodie, et, tournés vers l'Orient, ils se tenaient prêts à saluer de leurs chants le divin Soleil de
justice, dont le soleil visible a toujours été l'image dans les monuments de la Liturgie universelle.
Dès l'an 104, Pline le jeune, écrivant à Trajan pour le consulter sur la conduite à tenir à l'égard des Chrétiens, atteste que
les réunions religieuses de cette nouvelle secte avaient lieu avant le lever du jour, et qu'on y chantait des hymnes au Christ comme à un Dieu. Tertullien appelle fréquemment les assemblées des
Chrétiens : Antelucani cœtus. Toutefois on les tenait aussi à d'autres heures ; car saint Cyprien atteste que l'on faisait l'offrande eucharistique dans l'après-midi aussi bien que le
matin, quoiqu'il estime meilleur de la faire le matin.
Les jours de fête observés durant les trois premiers siècles, étaient, outre la Commémoration de la Passion, de la Résurrection
et de l'Ascension de Jésus-Christ, et la Descente du Saint-Esprit, jours que nous avons mentionnés dans le chapitre précédent : la Nativité du Sauveur, le vingt-cinquième jour du neuvième mois,
et son Epiphanie, le sixième jour du dixième mois ; à quoi il faut ajouter l'anniversaire du trépas glorieux des Martyrs. On notait avec le plus grand soin le jour auquel ils avaient
souffert, et ce jour devenait annuellement un jour de fête et de réunion religieuse, auquel on offrait des oblations et des sacrifices, ainsi que l'atteste très-clairement saint Cyprien.
Longtemps avant lui, l'Église de Smyrne, dans sa mémorable lettre sur le martyre de son évêque saint Polycarpe, avait pratiqué
cet usage, disant qu'elle espère, par le secours du Seigneur, célébrer annuellement le jour Natal de son martyre. On voit avec quel soin elle remarque non seulement le mois, mais le jour, mais
l'heure de cette glorieuse confession. Ainsi le calendrier de l'Église chrétienne allait s'enrichissant de jour en jour, au moyen des fêtes commémoratives des mystères du salut du monde, et aussi
par l'accession des nouveaux triomphes remportés par ses enfants.
Les lieux de réunion étaient, dans les moments de persécution, les Cimetières ou Catacombes dans lesquels reposaient les Martyrs
; mais, dans les intervalles de paix, ces sombres asiles recevaient encore la prière des Chrétiens aux jours anniversaires de la mort des soldats du Christ. On s'assemblait également dans des
maisons particulières, consacrées par leurs possesseurs au nouveau culte, comme à Rome, par exemple, la maison du sénateur Pudens. On peut voir, dans le dialogue de Lucien intitulé
Philopatris, que les salles dans lesquelles se réunissaient les fidèles étaient quelquefois somptueusement décorées. Mais les Chrétiens avaient aussi des temples proprement dits pour
l'accomplissement de leurs pratiques liturgiques. Eusèbe nous apprend que les édits de Dioclétien portaient injonction de les détruire par tout l'empire : ils existaient donc. Bien plus, nous
savons par Origène que l'un des effets de la persécution de Maximin, laquelle commença en 236, fut l'incendie des églises, que le même auteur dit ailleurs avoir dès lors existé dans toute
l'étendue de l'Empire.
Il serait impossible aujourd'hui d'assigner, d'une manière précise, la forme de ces sanctuaires primitifs. Sauf certaines salles
des Catacombes, ornées de peintures et de mosaïques, dont plusieurs remontent aux deuxième et troisième siècles, il n'est rien resté de ces lieux saints, témoins des assemblées religieuses des
Chrétiens du premier âge ; mais on peut conjecturer, avec une apparence de raison, que les premiers temples qu'on éleva à la paix de l'Église, et dont la description si pompeuse est parvenue
jusqu'à nous, durent s'élever sur le modèle de ceux qui les avaient précédés. La conversion des empereurs au Christianisme n'avait pu amener d'autres habitudes liturgiques, et la forme qui
semblait la meilleure pour ces édifices, sous Dioclétien et Galerius, devait certainement encore être convenable vingt ans après, sous le règne de Constantin.
La munificence des empereurs enrichit et décora somptueusement les églises du quatrième siècle ; celles des siècles précédents
n'avaient pas été négligées par les fidèles. Non seulement nous voyons qu'elles étaient dotées de revenus fixes, souvent enviés, tantôt par les proconsuls, tantôt par les clercs simoniaques ;
mais d'incontestables monuments nous apprennent que les objets qui servaient au culte annonçaient une véritable opulence. Il suffit de se rappeler les Actes de saint Laurent, archidiacre de Rome,
et aussi l'inventaire des meubles sacrés de l'église de Carthage, tel qu'il est rapporté au procès-verbal d'une enquête faite par ordre des empereurs sur l'origine du schisme des
Donatistes.
La pompe des cérémonies devait être aussi grandement rehaussée par la présence du nombreux clergé qui se réunissait autour de
l'évêque dans les grandes villes. A Rome, par exemple, au temps du Pape saint Corneille, c'est-à-dire au milieu du troisième siècle, il n'y avait pas moins de quarante-six prêtres, sept diacres,
sept sous-diacres, quarante-deux acolytes, et cinquante-deux tant exorcistes que lecteurs et portiers.
Lorsque la plupart de ces ministres entouraient l'autel, il devait sans doute paraître environné de quelque majesté : aussi
voyons-nous saint Cyprien employer fréquemment ce terme d'autel, comme nous ferions aujourd'hui ; jusque-là que, parlant de la consécration de l'huile sainte, il dit clairement que, pour
opérer ce rite sacré, il est besoin à la fois et d'un autel et d'une église. Et ailleurs : "Parce qu'il plaît à Novatien, dit-il, d'ériger un autel et d'offrir des sacrifices illicites, nous
faudra-t-il nous passer d'autel et de sacrifices, pour ne point avoir l'air de célébrer les mêmes mystères que lui ?" Dans la même épître, qui est adressée à Jubaien, le saint Évêque de
Carthage parle avec emphase de la Chaire de l’Evêque, siège inaliénable établi dans chaque église, au centre de l'abside, et sur laquelle l'élu de l'Esprit Saint pouvait seul s'asseoir. On a
trouvé de ces chaires au fond même des Catacombes ; on y a gardé jusqu'à nos jours celle sur laquelle fut massacré le Pape saint Etienne, et qui portait encore les traces de son sang. La
basilique de Saint-Pierre conserve encore aujourd'hui la Chaire du prince des Apôtres. Mais ce genre de détails appartient à nos Origines de l'Église romaine.
Sur cet autel dont nous venons de parler, s'offrait le Sacrifice des Chrétiens ; car la Fraction du pain est désormais désignée
sous ce nom, dans les écrits des Pères qui succèdent aux écrivains apostoliques. Tertullien est formel ; saint Cyprien ne l'est pas moins ; il explique même, avec profondeur et éloquence, comment
le Christ, préfiguré par Melchisédech, a offert une hostie dont l'oblation se continue dans l'Eglise, et il affirme que, de son temps, les prêtres offraient chaque jour le sacrifice à Dieu. Sans
doute, nous regarderions comme une chose précieuse un recueil liturgique qui renfermerait la forme exacte du sacrifice, des sacrements et sacramentaux à l'usage des trois premiers siècles : mais,
comme ce recueil n'existe pas pour nous autrement que dans l'ensemble des formules essentielles, qui n'ont pu changer, parce qu'elles sont universelles et, partant, divines ou du moins
apostoliques, nous nous contenterons de produire ici certaines particularités racontées par les écrivains du second et du troisième siècle.
DOM GUÉRANGER
INSTITUTIONS LITURGIQUES : CHAPITRE IV, DE LA
LITURGIE DURANT LES TROIS PREMIERS SIECLES DE L'EGLISE
St Clement celebrating the Mass, Fresco, San
Clemente, Rome