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"Je vous donne un commandement nouveau : c'est de vous aimer les uns les autres.

 

Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres.

 

Ce qui montrera à tous les hommes que vous êtes mes disciples, c'est l'amour que vous aurez les uns pour les autres."

 

Evangile de Jésus-Christ selon  saint Jean 

   

 

Pentecôte

" Le Défenseur, l'Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, lui, vous enseignera tout, et il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit."

 

Évangile de Jésus Christ selon saint Jean  

 

   

 

 El Papa es argentino. Jorge Bergoglio                 

Saint Père François

 

 

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1er mai 2011 Béatification de Jean-Paul II

Béatification du Serviteur de Dieu Jean-Paul II

 

 

  Béatification du Père Popieluszko

beatification Mass, in Warsaw, Poland

à Varsovie, 6 juin 2010, Dimanche du Corps et du Sang du Christ

 

 

presidential palace in Warsaw

Varsovie 2010

 

 

Basilique du Sacré-Cœur de Montmartre
Sanctuaire de l'Adoration Eucharistique et de la Miséricorde Divine

La miséricorde de Dieu est comme un torrent débordé. Elle entraîne les cœurs sur son passage.
(Saint Curé d'Ars)
 

 


Le côté du Christ a été transpercé et tout le mystère de Dieu sort de là. C’est tout le mystère de Dieu qui aime, qui se livre jusqu’au bout, qui se donne jusqu’au bout. C’est le don le plus absolu qui soit. Le don du mystère trinitaire est le cœur ouvert. Ce n’est pas une image, c’est une réalité. C’est la réalité la plus profonde qui soit, la réalité de l’amour.
Père Marie-Joseph Le Guillou




Dans le cœur transpercé
de Jésus sont unis
le Royaume du Ciel
et la terre d'ici-bas
la source de la vie
pour nous se trouve là.

Ce cœur est cœur divin
Cœur de la Trinité
centre de convergence
de tous les cœur humains
il nous donne la vie
de la Divinité.


Sainte Thérèse Bénédicte de la Croix
(Edith Stein)



Le Sacré-Cœur représente toutes les puissances d'aimer, divines et humaines, qui sont en Notre-Seigneur.
Père Marie-Eugène de l'Enfant Jésus

 



feuille d'annonces de la Basilique du Sacré-Coeur de Montmartre

 

 

 

 

 

 

 

     

The Cambrai Madonna

Notre Dame de Grâce

Cathédrale de Cambrai

 

 

 

Cathédrale Notre Dame de Paris 

   

Ordinations du samedi 27 juin 2009 à Notre Dame de Paris


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Solennité de l’Immaculée Conception de la Vierge Marie à Notre-Dame de Paris


NOTRE DAME DES VICTOIRES

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... ma vocation, enfin je l’ai trouvée, ma vocation, c’est l’Amour !

 

 

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SAINT PIERRE ET SAINT ANDRÉ

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BENOÎT XVI à CHYPRE 

 

Benedict XVI and Cypriot Archbishop Chrysostomos, Church of 

Salutation avec l'Archevêque Chrysostomos à l'église d' Agia Kyriaki Chrysopolitissa de Paphos, le vendredi 4 juin 2010

 

     

 

Benoît XVI en Terre Sainte  


 

Visite au chef de l'Etat, M. Shimon Peres
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SALVE REGINA

29 décembre 2011 4 29 /12 /décembre /2011 05:00

Du mardi 3 au mercredi 11 janvier 2012 à Saint Etienne du Mont :

NEUVAINE DE SAINTE GENEVIEVE

 

Ste genevieve st etienne

Statue de Sainte Geneviève à Saint Etienne du Mont

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27 décembre 2011 2 27 /12 /décembre /2011 12:30

C'est saint Jean qui nous a donné, en trois courtes paroles tout le précis de la plus éminente théologie et de la plus sublime religion, quand il nous a dit que le Verbe s'est fait chair : Verbum caro factum est.

BOURDALOUE

 

 

Il n'est rien de plus rare dans le monde qu'un homme humble et élevé, puissant et bienfaisant, modeste par rapport à lui-même et charitable à l'égard des autres. Ce tempérament d'élévation et de modestie a je ne sais quoi qui tient de la nature des choses célestes et de la perfection même de Dieu ; car Dieu, le plus parfait de tous les êtres, est aussi le plus simple et le plus égal : les cieux, dont la sphère est supérieure à celle de la terre, sont, dans leurs mouvements rapides, les corps les plus réglés et les plus justes ; et c'est l'excellente idée que saint Jérôme nous donne d'une sage modération dans les prospérités humaines. Mais ce qu'il y a de plus admirable, ajoute ce Père, c'est avec cette modération un naturel heureux, ouvert, libéral et obligeant ; de sorte qu'on mette sa gloire à faire du bien, qu'on ne renferme point en soi-même les grâces dont on est comblé, qu'on se plaise à les répandre au dehors, et qu'on ne les reçoive que pour les communiquer. Alors, Chrétiens, la faveur du particulier devient le bonheur public, et le favori n'est plus que le dispensateur des bienfaits du souverain ; semblable à ces fleuves qui ne ramassent les eaux et ne se grossissent que pour arroser les campagnes, ou comme ces astres qui ne luisent que pour rendre la terre, par la bénignité de leurs influences, beaucoup plus féconde. Or, voilà le second caractère de la faveur de saint Jean : elle a été modeste et bienfaisante ; en pouvait-il faire un usage plus saint, et plus propre à nous servir d'exemple ?

 

Je dis modeste par rapport à lui. Voyez, dit saint Augustin, avec quelle humilité il parle de lui-même, ou plutôt, voyez avec quelle humilité il n'en parle pas. Jamais (cette remarque est singulière), jamais, dans toute la suite de son Evangile, s'est-il une fois nommé ? jamais a-t-il marqué qu'il s'agît de lui, ni fait connaître qu'il eût part à ce qu'il écrivait ? Pourquoi ce silence ? Les Pères conviennent que ce fut un silence de modestie, et qu'il n'a voulu de la sorte supprimer son nom que parce qu'il n'avait rien que d'avantageux et de grand à écrire de sa personne. C'est ce disciple, dit-il toujours, Hic est discipulus ille (Joan., XXI, 24.), ce disciple qui rend témoignage des choses qu'il a vues ; ce disciple dont nous savons que le témoignage est vrai : ne croirait-on pas qu'il parle d'un autre que de lui-même, et qu'en effet ce qu'il raconte ne le touche point ? Il ne dit pas : C'est moi qui eus l'honneur d'être aimé de Jésus, c'est moi qui fus son confident, c'est moi qui entrai dans ses secrets les plus intimes ; il se contente de dire : C'est ce disciple que Jésus aimait : Discipulus quem diligebat Jesus (Ibid.) ; laissant aux interprètes à examiner si c'est lui qu'il entend, et, par la manière dont il s'explique, leur donnant lieu d'en douter ; disant et publiant la vérité, parce que son devoir l'y engage, mais, du reste, dans la vérité qu'il publie, et qui lui est honorable, cherchant à n'être pas connu, et jusque dans son propre éloge pratiquant la plus héroïque humilité. Si même, sans se nommer, il eût dit : C'est ce disciple qui aimait Jésus, c'eût été une louange pour lui, et la plus délicate de toutes les louanges, puisqu'il n'y a point de mérite comparable à celui d'aimer Jésus-Christ. Mais ce n'est point ainsi qu'il parle ; il dit : C'est ce disciple que Jésus-Christ aimait, parce qu'à être simplement aimé, il n'y a ni louange ni mérite, et que c'est une pure grâce de celui qui aime : voilà comment l'humilité de saint Jean est ingénieuse, voilà comment elle sait se retrancher contre les vaines complaisances que peuvent faire naître dans un cœur les faveurs et les dons de Dieu : que si néanmoins ce grand saint est quelquefois obligé de se déclarer et de parler ouvertement de lui, comme nous le voyons surtout dans son Apocalypse ; ah ! mes chers auditeurs, c'est en des termes bien capables de confondre notre orgueil, en des termes que l'humilité même semble lui avoir dictés. Ecoutez-les, et dites-moi ce que vous y trouverez qui se ressente, non pas de la fierté ou de la hauteur, mais de la moindre présomption qu'il y aurait à craindre de la part d'un favori : Ego Joannes, frater vester (Apoc, VI, 9.). Oui, dit-il en s'adressant à nous et à tous les fidèles qu'il instruisait dans ce livre divin, c'est moi qui vous écris, moi qui suis votre frère, moi qui me fais un honneur d'être votre compagnon et votre associé dans le service de Jésus-Christ : Ego frater vester. Un apôtre, Chrétiens, un prophète, un homme de miracles, le favori d'un Dieu se glorifier d'être notre frère, et mettre cette qualité à la tête de toutes les autres, est-ce là s'élever et se méconnaître ?

 

Faveur non seulement modeste dans les sentiments que saint Jean eut de lui-même, mais utile et bienfaisante pour nous ; et c'est ici que je vous prie de vous appliquer, et de comprendre combien nous sommes redevables à ce glorieux apôtre : car n'est-il pas étonnant qu'un homme si grand devant Dieu ne soit entré dans la faveur de son Maître que pour nous en faire part, et qu'il n'ait été, si je puis user de cette figure, un vaisseau d'élection, que pour contenir les lumières et les grâces abondantes qui nous étaient réservées, et que Dieu par son ministère voulait nous communiquer ? Or, c'est de quoi nous avons l'évidente démonstration, et la voici : car si Jésus-Christ confie ses secrets à saint Jean, saint Jean, sans crainte de les violer, et par le mouvement de la charité qui la presse, nous les révèle ; si Jésus-Christ, comme Fils de Dieu, lui découvre les plus hauts mystères de sa divinité, saint Jean se regarde comme inspiré et suscité pour en instruire toute l'Eglise ; si Jésus-Christ, comme Fils de l'Homme, lui apparaît dans l'île de Pathmos, et se manifeste à lui par de célestes visions, saint Jean, animé d'un zèle ardent, prend soin de les rendre publiques, et veut, pour l'édification du peuple de Dieu, qu'on sache ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu dans ses prodigieuses extases : au lieu que saint Paul, après avoir été ravi jusqu'au troisième ciel, avoue seulement que Dieu lui avait appris des choses surprenantes, mais des choses ineffables, et dont il n'était pas permis à un homme mortel de parler : Arcana verba quœ non licet homini loqui (2 Cor., XIII, 4.) ; saint Jean, plein de cet esprit d'amour dont il a reçu l'onction, tient un langage tout opposé : Quod vidimus et audivimus, hoc annuntiamus vobis, ut et vos societatem habeatis nobiscum (1 Joan., I, 3.). Je vous prêche, disait-il, mes chers enfants, ce que j'ai vu et ce que j'ai ouï, afin que vous soyez unis avec moi dans la même société ; car je ne veux rien avoir de caché pour vous, et tout mon désir est de vous voir aussi éclairés et aussi intelligents que je suis moi-même dans les voies de Dieu : sans cela mon zèle ne serait pas satisfait ; sans cela les hautes lumières dont Dieu m'a rempli ne seraient pas pour moi des grâces entières el parfaites ; c'est pour vous qu'elles m'ont été données, c'est pour vous que j'ai prétendu les recevoir, et voilà pourquoi non seulement je vous prêche, mais je vous écris tout ceci afin que votre joie soit pleine et qu'il ne manque rien à votre bonheur. Et hœc scribimus vobis ut gaudeatis, et gaudium vestrum sit plenum (Ibid., 4.). Aussi, est-ce à saint Jean que nous devons la connaissance des personnes divines ; c'est lui qui nous a découvert ce profond abîme de la Trinité, où notre foi ne trouvait que des obscurités et des ténèbres ; c'est de lui, selon la remarque de saint Hilaire, que l'Eglise a emprunté toutes les armes dont elle s'est servie pour combattre les ennemis de cet auguste mystère. Par où confondait-on les ariens ? par l'Evangile de saint Jean : par où les Sabelliens, les Macédoniens et tant d'autres hérétiques étaient-ils convaincus d'erreurs dans les anciens conciles ? par l'Evangile de saint Jean : c'est saint Jean qui nous a donné, en trois courtes paroles tout le précis de la plus éminente théologie et de la plus sublime religion, quand il nous a dit que le Verbe s'est fait chair : Verbum caro factum est (Joan., I, 14.).

 

Marie (belle pensée de saint Augustin, ne la perdez pas), Marie nous a rendu ce Verbe sensible, et saint Jean nous l'a rendu intelligible : Marie l'a exposé à nos yeux, lorsqu'elle l'a enfanté dans l'étable de Bethléem ; et saint Jean l’a développé à nos esprits, lorsqu'il nous a expliqué ce que le Verbe était en Dieu avant la création du monde, ce que Dieu faisait par lui au commencement du monde, et ce qu'il a commencé à être hors de Dieu, quand Dieu a voulu réparer et sauver le monde. Les autres évangélistes se sont contentés de nous annoncer la génération temporelle de ce Verbe incarné ; mais saint Jean nous a conduits jusqu'à la source de la génération éternelle du Verbe incréé. D'où vient que le Saint-Esprit nous a représenté ceux-là sous des symboles d'animaux terrestres, et saint Jean sous la figure d'un aigle ; mais d'un aigle, dit l'abbé Rupert, lequel, après avoir contemplé fixement le soleil, se plaît à former ses aiglons, à les élever de la terre, à leur faire prendre l'essor, et à les rendre capables de soutenir eux-mêmes les rayons de ce grand astre. Or, en nous faisant connaître le Verbe, saint Jean nous a révélé tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu, puisque la plénitude de ces trésors est dans le Verbe, comme dit saint Paul, ou plutôt n'est rien autre chose que le Verbe de Dieu même ; et voilà l'essentielle obligation que nous avons, en qualité de chrétiens, à ce disciple bien-aimé et favori.

 

Mais admirez avec quel ordre ces secrets de la divinité nous ont été communiqués ; c'étaient des secrets inconnus aux hommes, parce qu'ils étaient cachés dans le sein du Père. Qu'a fait Jésus-Christ ? lui qui repose, comme Fils unique, dans le sein du Père ? il les en a tirés : Unigenitus qui est in sinu Patris, ipse enarravit (Joan., I, 14.). Mais ce n'était pas assez ; car ces secrets ayant passé du sein du Père dans le sein du Fils, il fallait quelqu'un qui les allât chercher dans le sein du Fils, et c'est ce qu'a fait saint Jean, lorsqu'il a reposé sur le sein de Jésus-Christ : et parce que saint Jean était lui-même comme un sanctuaire fermé, lui-même, par un saint zèle de notre perfection, nous a ouvert ce sanctuaire en nous révélant ce qu'on lui avait révélé, et en nous confiant ce qu'on lui avait confié. Ainsi conclut Hugues de Saint-Victor, saint Jean reposant sur le sein du Fils de Dieu, et le Fils de Dieu dans le sein de son Père : Unigenitus in sinu Patris, Joannes in sinu  Unigeniti ; le Père n'ayant point de secret pour son Fils unique, son Fils n'en ayant point voulu avoir pour son disciple bien-aimé, et le disciple bien-aimé s'étant fait une loi et un mérite de n'en point avoir pour nous ; ces secrets, d'où dépendait notre bonheur et notre salut, sont venus , par une transfusion divine, du Père au Fils, du Fils au disciple, du disciple à nous ; en sorte que nous avons connu Dieu, et tout ce qui est en Dieu.

 

Excellente idée, mes chers auditeurs, de la manière dont nous devons user des faveurs et des grâces du ciel. Etre humbles en les recevant, et en faire le sujet de notre charité après les avoir reçues. Prenez garde : être humbles en recevant les faveurs de Dieu ; car si nous nous en prévalons, si nous nous en savons gré, si, par de vains retours sur nous, elles nous inspirent une secrète estime de nous-mêmes, dès là nous les corrompons, dès là nous en perdons le fruit, dès là nous nous les rendons non seulement inutiles, mais pernicieuses. Qu'avez-vous, disait l'Apôtre des Gentils, que vous n'ayez pas reçu ? et si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifiez-vous, comme si vous le teniez de vous-mêmes ? Quid habes quodnon accepisti? si autem accepisit, quid gloriaris quasi non acceperis (1 Cor., IV, 1.) ? Or, supposez ce principe incontestable, quelque avantage que nous ayons reçu de Dieu, il doit être aisé de conserver l'humilité de cœur : car outre que ces faveurs de Dieu, par la raison que ce sont des faveurs, ne nous sont pas dues, et qu'elles ne viennent pas de notre fonds ; outre que de nous-mêmes nous ne pouvons jamais les mériter, et, par conséquent, que nous ne pouvons sans crime nous les attribuer ; outre que nous en sommes, comme pécheurs, primitivement indignes, la seule pensée que nous en rendrons compte un jour à Dieu suffit pour réprimer tous les sentiments d'orgueil qu'elles pourraient exciter en nous. Et en effet, si nous faisions souvent cette réflexion, que ces grâces, soit intérieures , soit extérieures, soit naturelles, soit surnaturelles, dont Dieu nous favorise, en nous les donnant ou plus abondamment qu'aux autres, ou même à l'exclusion des autres ; que ces grâces, dis-je, sont ces talents évangéliques qui doivent servir à notre prédestination éternelle ou à notre réprobation ; que plus nous en aurons reçu, plus Dieu nous jugera rigoureusement ; que ce sera peu de n'en avoir pas fait un mauvais usage, mais qu'on nous en demandera l'intérêt ; et qu'un des chefs les plus terribles de l'examen que nous aurons à subir, sera notre négligence à les faire profiter ; si nous méditions bien ces vérités solides et importantes, il serait difficile que la vanité trouvât jamais entrée dans nos esprits. Le croirez-vous, Chrétiens ? mais il ne dépend point de vous de le croire ou de ne le pas croire, puisque c'est un fait certain et avéré : rien n'a rendu les saints plus humbles, que les faveurs et les grâces dont Dieu les a honorés. C'est ce qui les a fait trembler, c'est ce qui leur a causé cette douleur vive et cette confusion salutaire de leurs relâchements et de leurs tiédeurs. La vue de leurs péchés les alarmait ; mais la vue des grâces qu'ils recevaient continuellement, et dont ils craignaient d'abuser, ne les étonnait pas moins. Or, il serait bien étrange que ce qui a été le fondement de leur humilité fût la matière de notre présomption, et que nous vinssions à nous enorgueillir de ce qui les a saisis de frayeur et confondus. Fussions-nous, comme saint Jean, les favoris de Jésus-Christ, il faut être humble : autrement, de favori de Jésus-Christ, on devient un réprouvé.

 

J'ajoute qu'il faut être bienfaisant et charitable, en communiquant aux autres les faveurs qu'on a reçues de Dieu. Voulez-vous, Chrétiens, vous appliquer utilement cette maxime ? en voici le moyen facile, et maintenant plus nécessaire que jamais. Il y en a dans cet auditoire que Dieu a libéralement pourvus des biens de la terre, et en cela il les a favorisés ; car les biens même temporels par rapport à leur fin, qui est le salut, sont des faveurs et des grâces. Mais, du reste, qu'a prétendu Dieu en vous donnant ces biens temporels ? n'a-t-il point eu d'autre dessein que de vous distinguer, que de vous mettre à votre aise, que de vous faire vivre dans l'abondance, pendant que les autres souffrent ? Ah ! mes chers auditeurs, rien n'est plus éloigné de ses intentions ; et ce serait faire outrage à sa providence, de penser qu'il eût borné là toutes ses vues. En vous donnant les biens temporels, il prétend que vous en soyez les distributeurs, et qu'au lieu de les resserrer par une avarice criminelle, vous les répandiez avec largesse sur les pauvres et les misérables.

 

Tel est l’ordre qu'il a établi ; et cette largesse, surtout dans un temps de nécessité publique comme celui-ci, n'est point un conseil ni une œuvre de surérogation, mais un précepte rigoureux et une loi indispensable : car tandis que les pauvres gémissent, se persuader qu'on puisse faire ou des épargnes, ou des dépenses dans une autre vue que de pourvoir à leurs besoins : ne pas augmenter l'aumône à proportion que la misère croît ; ne pas vouloir se priver de quelque chose pour contribuer au soulagement des membres de Jésus-Christ ; ne pas rabattre quelque chose de son luxe pour les faire subsister, être aussi magnifique dans ses habits, aussi prodigue dans le jeu, aussi adonné à la bonne chère et aux vains divertissements du monde, c'est ce qui ne peut s'accorder avec les principes de notre religion ; et il n'y aurait plus d'Evangile, si l'on pouvait ainsi se sauver. Souffrez cette remontrance que je vous fais : ce n'est pas seulement par le zèle que je dois avoir pour les pauvres, mais par celui que Dieu m'inspire pour vous-mêmes ; ce n'est pas seulement pour l'intérêt de la charité, mais pour celui de la justice. Voilà ce que saint Jean lui-même vous demande aujourd'hui, pour reconnaître ce que vous lui devez. Il veut que vous soyez ses imitateurs ; que comme il vous a fait part des trésors du ciel, vous fassiez part à vos frères des biens du siècle. Car il a droit de vous dire ici ce que disait saint Paul aux premiers chrétiens : Si nos vobis spiritualia seminavimus , magnum est si nos carnalia vestra metamus (1 1 Cor., IX, 11.) ? Quel tort vous faisons-nous, lorsque, après avoir semé dans vos âmes les biens spirituels, nous prétendons recueillir le fruit de vos biens temporels ? Si c'était pour nous-mêmes , vous pourriez vous en plaindre avec raison ; mais que pouvez-vous donc alléguer, quand c'est pour d'autres, quand c'est pour les pauvres, quand c'est pour vos frères mêmes que nous vous sollicitons ? Magnum est si nos carnalia vestra metamus ? Achevons, Chrétiens, et apprenez enfin comment la faveur où fut saint Jean auprès de Jésus-Christ n'a point été, pour ceux qui n'eurent pas le même avantage, une faveur odieuse : c'est la troisième partie.

 

 

 

Tous les jours, Chrétiens, nous buvons malgré nous, et sans y penser, le calice du Sauveur : tant de disgrâces qui nous arrivent, tant d'injustices qu'on nous fait, tant de persécutions qu'on nous suscite, tant de chagrins que nous avons à dévorer, tant d'humiliations, de contradictions, de traverses, tant d'infirmités, de maladies, mille autres peines que nous ne pouvons éviter, c'est pour nous la portion de ce calice que Dieu nous a préparée. 
BOURDALOUE

 

 

Ce qui rend la faveur odieuse, c'est de voir un sujet, sous ombre et par la raison seule qu'il est favori, dispensé des lois les plus inviolables, exempt de tout ce qu'il y a d'onéreux ; vivant sans peine, tandis que les autres gémissent; et tellement traité, qu'on peut dire de lui ce que disait le Prophète royal, parlant de ceux que l'iniquité du siècle a élevés aux plus hauts rangs de la fortune humaine : il semble qu'ils ne soient plus de la masse des hommes, parce qu'ils ne ressentent plus les misères communes des hommes : In labore hominum non sunt, et cum hominibus non flagellabuntur (Psal., LXXII, 5.).

 

Voilà ce qui excite non seulement la jalousie, mais l'indignation et la haine : car si le favori avait part aux obligations pénibles et rigoureuses des autres sujets ; s'il portait comme eux le fardeau ; si, malgré son élévation, on ne l'épargnait en rien ; dès là, quelque chéri qu'il fût d'ailleurs, sa faveur ne serait plus un objet d'envie, et nul n'aurait droit de la regarder d'un œil chagrin et d'en murmurer. Or tel est, Chrétiens, le troisième et dernier caractère de la faveur de saint Jean. Il a été le disciple bien-aimé, j'en conviens ; mais cet avantage et ce titre de bien-aimé ne l'a point déchargé de ce qu'il y a de plus pesant et de plus sévère dans la loi de Jésus-Christ. Au contraire, plus il a eu de distinction entre les autres disciples, plus il a éprouvé les rigueurs de cette loi : selon qu'il a été favorisé et considéré de son Maître, il a été destiné à de plus grands travaux : de sorte que cette prérogative dont le Fils de Dieu l'honora, bien loin d'être un privilège pour lui, ne fut qu'un engagement particulier aux croix et aux souffrances. Et c'est, mes chers auditeurs, ce que Jésus-Christ voulut faire entendre, lorsque la mère de ce saint disciple s'approchant du Sauveur des hommes et l'adorant, elle le pria d'accorder à ses deux fils les deux premières places de son royaume, et d'ordonner qu'ils fussent assis l'un à sa droite et l'autre à sa gauche : ceci est bien remarquable. Que fit Jésus-Christ ? Au lieu de contenter la mère, il se mit à instruire les enfants, et à les détromper de leur erreur. Allez, leur dit-il, vous ne savez ce que vous demandez : Nescitis quid petatis (Matth., XX, 22). Vous pensez que ma faveur est semblable à celle des hommes, qui ne se termine qu'à de vaines prospérités, et qu'on ne recherche que pour être plus heureux en ce monde : or, rien n'est plus opposé à mes maximes. Mais pouvez-vous, leur ajouta le même Sauveur, pouvez-vous boire le calice que je boirai, et être baptisés du baptême dont je serai baptisé ? Potestis bibere calicem quem ego bibiturus sum (Ibid.) ? Ce calice plein d'amertume qui m'est préparé, ce calice de ma passion, pouvez-vous le partager avec moi ? car j'aime mes élus, mais d'un amour solide et fort ; et pour les aimer, je n'en suis pas moins disposé à les exercer. Mon calice donc et mon baptême, c'est-à-dire mes souffrances et ma croix, voilà d'où ma faveur dépend : voyez si vous pouvez accepter et accomplir cette condition : Potestis ? Et comme ils répondirent qu'ils le pouvaient : Possumus (Matth., XX, 22.) ; quoique Jésus-Christ n'eût rien, ce semble, à exiger de plus, et qu'en apparence il dût être content de leur résolution, il ne voulut pas néanmoins s'expliquer sur le point de leur demande, ni leur en assurer l'effet. C'est la réflexion de saint Grégoire, pape. Il ne leur dit pas pour cela : Je vous reçois donc au nombre de mes favoris, vous serez donc placés dans mon royaume, vous y tiendrez donc les premiers rangs : non, il ne leur dit rien de semblable ; pourquoi ? parce qu'un tel discours eût suscité contre eux tout le reste des disciples, encore faibles et imparfaits, et par conséquent ambitieux et jaloux. Il leur dit seulement qu'ils auront part à son calice, et qu'ils le boiront ; qu'ils seront persécutés comme lui, calomniés comme lui, sacrifiés et livrés à la mort comme lui : Calicem quidem meum bibetis (Ibid., 23.). Parole bien capable de réprimer le murmure des uns et la cupidité des autres. Je sais que les apôtres ne laissèrent pas de s'élever contre saint Jean et contre son frère : Et audientes decem indignati sunt de duobas fratribus (Ibid., 24.) ; mais vous savez aussi la sainte et sage correction que leur fit le Sauveur, lorsque, leur reprochant sur cela même leur grossièreté et leur ignorance dans les choses de Dieu, il leur, remontra que c'était ainsi que raisonnaient les partisans du monde ; qu'il n'en serait pas de même parmi eux, et que l'avantage qu'auraient quelques-uns d'être en faveur auprès de lui ne serait point une grâce odieuse comme la faveur des grands de la terre, parce que celui qui, parmi les siens, voudrait être le premier, devait s'attendre à devenir le serviteur et l'esclave de tous, à être le plus chargé de soins, le plus accablé de travaux, le plus exposé à souffrir, et le plus prêt à mourir. Divine leçon qui calma bientôt les disciples, et qui effaça pour jamais ces impressions et ces sentiments d'envie qu'ils avaient conçus contre la personne de saint Jean.

 

Et en effet, Chrétiens, saint Jean, qui fut le favori et le bien-aimé du Fils de Dieu, est, à le bien prendre, celui de tous les apôtres qui passa par de plus rudes épreuves. On demande s'il a été martyr ; et moi je soutiens qu'au lieu d'un martyre que les autres ont souffert, il en a enduré trois : le premier au Calvaire, que j'appelle le martyre de son cœur ; le second dans Rome, que nous pouvons regarder comme son martyre véritable et réel ; et le troisième dans l'exil où il mourut. Que ne souffrit-il pas, lorsqu'étant au pied de la croix, il vit expirer son maître, couvert de malédictions et d'opprobres, lui qui brûlait de zèle pour cet Homme-Dieu, lui qui en connaissait tout le mérite et toute la sainteté ? Ah! dit excellemment Origène, il n'était pas nécessaire, après cela, qu'il y eût pour saint Jean une autre espèce de martyre ; il ne fallait plus, pour éprouver sa foi, ni épées, ni roues, ni feu ; cela était bon pour les autres apôtres, qui n'avaient pas été présents au cruel spectacle du crucifiement de Jésus-Christ : n'ayant pas senti comme saint Jean ce martyre intérieur, il leur en fallait un extérieur, parce que d'une ou d'autre manière, ils devaient être, selon l'expression de l'Ecriture, les témoins de Jésus-Christ mourant ; mais saint Jean, qui l'avait été au Calvaire, était dégagé de cette obligation, il y avait satisfait par avance ; et bien loin qu'il eût été dispensé du martyre, il était devenu par là le premier martyr de l'Eglise : oui, Chrétiens, martyr de zèle et de charité, de cette charité qui est l'esprit du martyre même, et qui en fait tout le mérite ; car, comme raisonne saint Cyprien, ce que notre Dieu veut de nous, ce qu'il cherche en nous, ce n'est pas notre sang, mais notre foi : Non quœrit in nobis sanguinem, sed fidem. Saint Jean, par l'excès de sa douleur, en voyant Jésus-Christ crucifié, lui avait déjà rendu le témoignage de sa foi ; c'était assez : Jésus-Christ ne demandait plus le témoignage de son sang.

 

Mais je me trompe : le martyre du sang n'a pas manqué à saint Jean, non plus que celui du cœur ; l'Eglise, autorisée de la tradition, nous l'apprend bien, lorsqu'elle célèbre le jour bienheureux où ce zélé disciple, combattant à Rome pour le nom de son Dieu, souffrit devant la porte Latine : quel tourment, si nous en croyons Tertullien et le récit qu'il nous en fait ! un corps vivant plongé peu à peu dans l'huile bouillante ! cette seule idée ne vous saisit-elle pas d'horreur ? J'avoue que saint Jean, fortifié d'une grâce extraordinaire, eut la vertu de résister à ce supplice, et que Dieu, par le miracle le plus authentique, l'y conserva : mais, suivant le cardinal Pierre Damien, ce miracle fut un miracle de rigueur, un miracle que Dieu opéra pour mettre saint Jean en état de souffrir et plus longtemps, et plus vivement ; un miracle, pour lui faire boire à plus longs traits le calice qui lui avait été présenté, et qu'il avait accepté ; un miracle plus affreux que la mort même ; car voilà, Chrétiens, si je puis ainsi m'exprimer, les miracles de la faveur de Jésus-Christ, miracles que saint Pierre ne comprenait pas, quand Jésus-Christ lui disait, parlant de Jean : Que vous importe, si je veux que celui-ci demeure jusqu'à ce que je vienne ? Si eum volo manere donec veniam, quid ad te (Joan., XXI, 22.) ? La conséquence qu'en tira saint Pierre fut que Jean, par un privilège particulier, ne mourrait point ; mais, ajoute saint Jean lui-même, ce n'était pas ce qu'avait dit le Sauveur ; il avait seulement marqué que Jean ne mourrait pas, comme les autres, d'un court et simple martyre, mais qu'il leur devait survivre pour accomplir un troisième genre de martyre à quoi Dieu l'avait réservé. Quel est-il, ce dernier martyre ? C'est, Chrétiens, le rigoureux exil où notre apôtre eut tant de persécutions à essuyer, tant de calamités et de misères : se trouvant relégué dans une île déserte, séparé de son Eglise, arraché d'entre les bras de ses disciples, sans consolation de la part des hommes, sans soutien, et destitué enfin de tout secours dans une extrême vieillesse, et jusqu'au moment de sa mort.

 

Voilà comment saint Jean fut traité, et voilà quel fut son partage ; c'est donc une erreur d'en prétendre un autre, et l'illusion la plus grossière est de nous promettre que plus nous aurons part aux bonnes grâces de notre Dieu, plus nous serons exempts de souffrir. Dire : Je suis aimé de Dieu, donc j'ai droit de lui demander une vie heureuse et tranquille ; ou dire, au contraire : Ma vie est pleine de souffrances, donc je ne suis pas aimé de Dieu : raisonnement d'infidèle et de païen. Cela pourrait convenir au judaïsme, où l'on mesurait les faveurs de Dieu par les bénédictions temporelles ; mais dans le christianisme, les choses ont changé de face, et Dieu s'en est hautement déclaré. Depuis l'établissement de la loi de grâce , plus de privilèges pour les élus du Seigneur, à l'égard des biens de ce monde ; plus d'exemptions pour eux, ni de dispenses à l'égard des croix de cette vie : pourquoi cela ? Ah ! mes Frères, répond saint Augustin, y a-t-il rien de plus juste ? le bien-aimé du Père ayant souffert, était-il de l'ordre que les bien-aimés du Fils ne souffrissent pas ? Jésus-Christ, le prédestiné par excellence, ayant été un homme de douleurs, était-il raisonnable qu'il y eût après lui des prédestinés d'un caractère différent ? Il est donc pour vous et pour moi d'une absolue nécessité que nous buvions le calice du Fils de Dieu ; mais le secret est que nous le buvions comme ses favoris, et c'est ce que nous n'entendons pas ; c'est ce que n'entendait pas saint Jean lui-même quand Jésus-Christ lui demandait : Potestis bibere calicem ? Mais qu'il le conçut bien dans la suite, en souffrant les trois genres de martyre dont je viens de vous parier ! Tous les jours, Chrétiens, nous buvons malgré nous, et sans y penser, le calice du Sauveur : tant de disgrâces qui nous arrivent, tant d'injustices qu'on nous fait, tant de persécutions qu'on nous suscite, tant de chagrins que nous avons à dévorer, tant d'humiliations, de contradictions, de traverses, tant d'infirmités, de maladies, mille autres peines que nous ne pouvons éviter, c'est pour nous la portion de ce calice que Dieu nous a préparée. Nous avalons tout cela (permettez-moi d'user de cette expression), et de quelque manière que ce soit, nous le digérons ; mais parce que nous ne le considérons pas comme une partie du calice de notre Dieu, de là vient que ce calice n'est point pour nous un calice de salut, et c'est en quoi notre condition est déplorable, de ce que buvant tous les jours ce calice si amer, nous n'avons pas appris à le boire comme il faut ; c'est-à-dire à le boire, non seulement sans impatience et sans murmure, non seulement avec un esprit de soumission et de résignation, mais avec joie et avec action de grâces ; de ce que nous ne savons pas encore faire volontairement et utilement ce que nous faisons à toute heure par nécessité et sans fruit. S'il dépendait de nous, ou d'accepter ou de refuser ce calice, et que la chose fût à notre choix, peut-être faudrait-il des raisons, et même des raisons fortes, pour nous résoudre à le prendre : mais la loi est portée, elle est générale, elle est indispensable ; en sorte que si nous ne buvons ce calice d'une façon, nous le boirons de l'autre ; si nous ne le buvons en favoris, nous le boirons en esclaves ; si, comme parle l'Ecriture, nous n'en buvons le vin, qui est pour les justes et les prédestinés, nous en boirons la lie, qui est pour les pécheurs et les réprouvés. Ne sommes-nous donc pas bien à plaindre de perdre tout l'avantage que nous pouvons retirer d'un calice si précieux, et d'en goûter tout le fiel et toute l'amertume, sans en éprouver la douceur ?

 

Voilà, Chrétiens, la grande leçon dont nous avons si souvent besoin dans le monde ; voilà, dans les souffrances de la vie, quelle doit être notre plus solide consolation, de penser que ce sont des faveurs de Dieu, qu'elles ont de quoi nous rendre agréables à Dieu, et les élus de Dieu ; que la prédestination et le salut y sont attachés, et qu'on ne peut autrement parvenir à l'héritage des enfants de Dieu. Gravez profondément ces maximes dans vos esprits et dans vos cœurs ; elles vous formeront, non point précisément à souffrir, (car où est l'homme sur la terre qui ne souffre pas ?) mais à souffrir chrétiennement et saintement. Le pouvez-vous ? c'est la question que vous fait ici le Sauveur du monde, après l'avoir faite à saint Jean ; le pouvez-vous ? et le voulez-vous ? Potestis ? Ah ! Seigneur, nous vous répondrons, avec toute la confiance que votre grâce nous inspire : Oui, nous le pouvons, et nous nous y engageons : Possumus. Nous ne le pouvons de nous-mêmes, mais nous le pouvons avec vous et par vous ; nous le pouvons, parce que vous l'avez pu avant nous, et qu'en le faisant, vous nous en avez communiqué le pouvoir.

 

Daignez encore nous en donner le courage, afin que nous en recevions un jour la récompense éternelle.

 

BOURDALOUE, SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT JEAN L'ÉVANGÉLISTE

 

Saint Jean l'Évangéliste, Juan de Juanes

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27 décembre 2011 2 27 /12 /décembre /2011 05:00

Selon la belle remarque d'un Père de l'Eglise, il se trouve assez de chrétiens qui suivent Jésus-Christ jusqu'à la cène, comme les autres apôtres ; mais il y en a peu qui le suivent, comme saint Jean, jusqu'au Calvaire ; c'est-à-dire, il s'en trouve assez qui marquent de la ferveur et du zèle quand Dieu leur aplanit toutes les voies du salut et de la sainteté chrétienne, mais peu qui ne se relâchent dès qu'ils n'y sentent plus les mêmes consolations, et qu'il s'y présente des obstacles à vaincre. Or, c'est néanmoins à cette constance que la faveur de Dieu est attachée.

BOURDALOUE

 

 

Conversus Petrus  vidit illum discipulum quem  diligebat Jesus sequentem, qui et recubuit in cœna super pectus ejus. 

Pierre, se retournant, vit venir après lui le  disciple que Jésus aimait, et qui pendant la cène s'était reposé sur son sein. (Saint Jean, chap. XX, 20.)

 

Tel est, Chrétiens, en deux mots l'éloge du bienheureux apôtre dont nous solennisons la mémoire en ce saint jour ; voilà ce qui nous le doit rendre vénérable, ce qui nous doit inspirer pour lui et un profond respect, et une tendre dévotion. C'est le disciple que Jésus aimait : caractère qui le distingue, et qui lui donne entre tous les saints de la loi de grâce un rang si élevé. Saint Jean fut appelé comme les autres à l'apostolat ; il porta, comme saint Jacques, le nom d'enfant du tonnerre. Ezéchiel nous le présente comme l'aigle entre les évangélistes : son Apocalypse en a fait le premier et le plus éclairé de tous les prophètes du Nouveau Testament ; il a souffert une cruelle persécution pour Jésus-Christ, et mérité d'être mis au nombre de ses plus zélés martyrs ; il tient dans le culte que nous lui rendons une place honorable parmi les vierges ; les Eglises d'Asie l'ont reconnu pour leur patriarche et leur fondateur : mais tout cela ne nous donne point de sa personne l'idée singulière qu'expriment ces paroles de mon texte : Discipulus quem diligebat Jesus, le disciple que Jésus-Christ aimait.

 

Attachons-nous donc à cette idée ; et puisque la règle la plus sûre pour louer les saints est de nous proposer leur sainteté comme le modèle de la nôtre, ne nous contentons pas de dire que saint Jean a été le bien-aimé disciple de Jésus, et, pour parler de la sorte, son disciple favori ; mais examinons comment il est parvenu à cette faveur, de quelle manière il en a usé, les effets qu'elle a produits en lui ; et de là, tirons de quoi nous édifier et nous instruire. Car, quelque imparfaits et quelque éloignés que nous soyons des voies de Dieu, nous devons, mes chers auditeurs, aspirer nous-mêmes à la faveur de Jésus-Christ ; et de tous les Saints qui l'ont possédée, il n'y en a point dont l'exemple soit plus propre à nous y conduire, à nous y disposer, à nous y former, que celui du glorieux apôtre dont j'entreprends le panégyrique. Ainsi je veux aujourd'hui vous enseigner l'important secret de mériter la faveur de Jésus-Christ, de trouver grâce devant ses yeux, d'être de ses disciples bien-aimés, et de lui plaire. Fasse le ciel que ce discours ne soit ni pour vous, ni pour moi, une vaine spéculation ; mais que les leçons que j'ai à vous tracer entrent dans tout le règlement et tout l'ordre de notre vie, c'est ce que je demande par l'intercession de cette divine Mère qui fut, entre toutes les femmes, la plus chérie de Jésus-Christ son fils. Ave, Maria.

 

Quelque avantageuse que puisse être, selon le monde, la faveur des grands et des princes de la terre, il faut néanmoins convenir que, par rapport au monde même, elle est sujette à trois défauts essentiels : car, premièrement, il n'arrive que trop souvent qu'elle soit aveugle, et qu'au lieu d'être la récompense du mérite et de la vertu elle s'attache sans discernement et sans choix, ou plutôt, par un choix bizarre à d'indignes sujets ; secondement, elle devient souvent orgueilleuse et fière, et, par l'abus qu'en fait le favori, elle renfle en l'élevant, et le corrompt ; d'où il s'ensuit, en troisième lieu, qu'à l'égard de ceux qui en sont exclus, et qui auraient droit d'y prétendre, la faveur est presque toujours odieuse, et qu'en faisant le bonheur d'un seul elle est pour tous les autres un objet d'envie ; trois défauts auxquels, par une fatalité presque inévitable, la faveur des hommes est communément exposée. Pour la rendre parfaite, que faudrait-il ? trois choses ; qu'elle fût juste et raisonnable dans le choix du sujet : c'est la première ; qu'elle fût modeste et bienfaisante dans la conduite de celui qui en est honoré : c'est la seconde ; et qu'elle n'excitât ni la jalousie ni les murmures de ceux qui n'y parviennent pas : c'est la troisième. Qu'elle fût juste dans le choix du sujet, parce qu'autrement ce que les hommes appellent faveur n'est plus l'ouvrage de la raison, mais un pur effet du caprice; qu'elle fût modeste et bienfaisante dans la conduite de celui qui en est honoré, parce qu'autrement il en abuse, ne la faisant servir qu'à son ambition et à son intérêt ; qu'elle n'excitât ni les murmures ni la jalousie de ceux qui n'y parviennent pas, parce qu'autrement la concorde et la paix en est troublée.

 

Or, c'est sur ces principes, Chrétiens, que je fonde l'excellence de la faveur spéciale dont le Fils de Dieu a gratifié saint Jean ; car voici les trois caractères et les trois qualités qui lui conviennent : elle a été parfaitement juste dans le choix que Jésus-Christ a fait de cet apôtre ; elle a été solidement humble dans la manière dont cet apôtre en a usé, et elle n'a rien eu d'odieux à l'égard des autres disciples, auxquels cet apôtre semble avoir été préféré. Concevez bien le partage de ce discours. Je dis que le Sauveur du monde a fait un choix plein de sagesse, en prenant saint Jean pour son disciple bien-aimé, parce qu'il a trouvé dans lui un mérite particulier que n'avaient pas les autres apôtres : ce sera la première partie. Je dis que saint Jean a usé de la faveur de son maître de la manière la plus sainte, parce qu'outre qu'il ne s'en est point laissé éblouir, il en a répandu les fruits, en communiquant à toute l'Eglise ce qu'il avait puisé dans la source des lumières et des grâces, lorsqu'il reposa sur le sein de Jésus-Christ : ce sera la seconde partie. Enfin, je dis que la faveur de saint Jean n'a point été odieuse aux autres disciples, parce que tout favori qu'il était, il n'a point été plus ménagé que les autres, ni plus exempt de souffrir : ce sera la dernière partie. Trois points, mes chers auditeurs, qui me donnent lieu de traiter les plus solides vérités du christianisme, et qui demandent toute votre attention.

 

Il n'y a que Dieu, Chrétiens, qui puisse choisir et se faire des favoris, sans être obligé, pour y garder la loi de la justice, à discerner leurs mérites ; et ce qui est encore bien plus remarquable, il n'y a que Dieu qui, se faisant ainsi des favoris sans nul discernement de leurs mérites, soit néanmoins incapable de se tromper dans le choix qu'il en fait : pourquoi ? les théologiens, après saint Augustin, en apportent une excellente raison : Parce qu'il n'y a que Dieu, disent-ils, dont le choix soit efficace pour opérer tout ce qu'il lui plaît de vouloir ; c'est-à-dire, parce qu'il n'y a que Dieu qui, choisissant un favori, lui donne, en vertu de ce choix, le mérite qu'il faut pour l'être. Il n'en est pas de même des rois de la terre. Qu'un roi honore de sa faveur un courtisan, il ne lui donne pas pour cela ce qui lui serait nécessaire pour en être digne : il peut bien le faire plus riche, plus grand, plus puissant ; il peut le combler de plus d'honneurs ; mais il ne peut le rendre plus parfait ; et quoi qu'il fasse pour l'élever, par cet accroissement d'élévation et de fortune, il ne lui ôte pas un seul défaut ni ne lui communique pas un seul degré de vertu. Il n'y a donc, encore une fois, que la faveur de Dieu qui porte avec soi le mérite. Comme Dieu, il a seul le pouvoir de perfectionner les hommes par son amour ; et quand il les admet au nombre de ses favoris (c'est la belle réflexion de saint Jérôme), il ne les y appelle pas parce qu'ils en sont dignes ; mais il fait, en les y appelant, qu'ils en soient dignes : Non idoneos vocat, sed vocando facit idoneos. Cette raison seule devrait suffire pour justifier le choix que le Sauveur du monde fit de saint Jean. Ce Dieu-Homme le voulut ainsi ; c'est assez, puisque, en le voulant, il rendit son disciple tel qu'il devait être pour devenir le favori d'un Dieu.

 

Mais sans prendre la chose de si haut, et sans remonter à la source de la prédestination éternelle, je prétends que le Fils de Dieu eut des raisons particulières qui l'engagèrent à aimer saint Jean d'un amour spécial ; et que la prédilection qu'il lui marqua fut, de la part même de ce glorieux disciple, très-solidement fondée. Sur quoi fondée ? sur le mérite de cet apôtre, lequel, entre tous les apôtres, a eu des qualités personnelles qui l'ont distingué, et qui lui ont acquis la faveur de son maître. L'Evangile et les Pères nous en proposent surtout deux, et les voici : car il a été vierge, dit saint Jérôme, et de plus il a été fidèle à Jésus-Christ dans la tentation ; il a été vierge, et c'est pour cela qu'il eut l'honneur de reposer sur le sein de cet Homme-Dieu dans la dernière cène : Qui et recubuit super pectus ejus (Joan., XXI, 20.) ; il a été fidèle à Jésus-Christ dans la tentation, lui seul l'ayant suivi jusqu'au Calvaire ; et voilà par où il mérita d'entendre cette consolante parole qui lui donna spécialement Marie pour mère, et qui le donna spécialement lui-même à Marie pour fils : Ecce mater tua, ecce filius tuus (Ibid., XIX, 27.). Or, ces deux avantages qu'eut saint Jean, de reposer sur le sein d'un Dieu, et d'être substitué au Fils de Dieu, pour devenir après lui le Fils de Marie, sont les deux plus illustres et plus authentiques preuves d'une faveur toute singulière, et vous voyez qu'ils ont été l'un et l'autre les récompenses de sa vertu ; celui-là de sa virginité, celui-ci de son attachement à son devoir et de sa fidélité. Il est donc vrai que le choix de Jésus-Christ fut un choix d'estime, et fondé sur le mérite de la personne.

 

Ecoutez-moi, s'il vous plait, tandis que je vais développer ces deux pensées. Ne nous étonnons pas, Chrétiens, que saint Jean ayant été, de tous les disciples du Sauveur, le seul vierge par état, comme nous l'apprenons de la tradition, il ait eu sur eux la préférence et la qualité de disciple bien-aimé. Dans l'ordre des dons divins, l'un semblait devoir être la suite de l'autre : car de même que saint Bernard, parlant de l'auguste mystère de l'incarnation, ne craignait point d'en tirer ces deux conséquences, ou d'avancer ces deux propositions, savoir, que si un Dieu incarné et fait homme a dû naître d'une mère, il était de sa dignité que cette mère fût vierge ; et que si une vierge, demeurant vierge, a dû concevoir un fils, il était comme naturel que ce fils fût Dieu : Neque enim aut partus alius virginem, aut Deum decuit partus alter ; aussi puis-je dire aujourd'hui que si un Dieu descendu du ciel devait avoir un favori sur la terre, il était convenable que ce favori fût vierge ; et que si le titre de vierge devait être nécessaire pour posséder la faveur d'un maître, ce maître ne pouvait être qu'un Dieu. En effet, qui méritait mieux d'avoir part à la faveur de Jésus-Christ, que celui de tous qui, par le caractère de distinction qu'il portait, je veux dire par sa virginité, s'était rendu plus semblable à Jésus-Christ ? qui devait plutôt reposer sur ce sein vénérable où habitait corporellement la plénitude de la divinité, que cet apôtre dont la sainteté était, en quelque sorte, au-dessus de l'homme, par la profession qu'il faisait d'une inviolable pureté ? qui se trouvait plus digne d'être le dépositaire et le confident des secrets du Verbe de Dieu, que ce disciple, lequel, ayant épuré son cœur de tous les désirs charnels, était, selon l'Evangile, par une béatitude anticipée, déjà capable de voir Dieu, et par conséquent ce qu'il y avait de plus intime et de plus caché dans Dieu ? Quiconque, dit le Saint-Esprit, aime la pureté du cœur, aura le roi pour ami : Qui diligit cordis munditiam, habebit amicum meum (Prov., XXII, 11.). Voilà, Chrétiens auditeurs, l'accomplissement de cet oracle.

 

Les autres apôtres, engagés dans le mariage, en avaient comme rompu les liens, pour s'attacher au Fils de Dieu ; et c'est pour cela même que le Fils de Dieu, le Roi des rois, ne dédaigna point de s'attacher à eux par le lien d'une étroite amitié : Jam non dicam vos servos, vos autem dixi amicos (Joan., XV, 15.). Mais saint Jean n'avait point de liens à rompre ; et parce qu'il était vierge, il est parvenu à un degré bien plus haut ; car il est entré non seulement dans l'amitié, mais dans la familiarité, dans la privauté, dans la confidence de ce Roi de gloire : Discipulus quem diligebat Jesus (Ibid., XIII, 23.). Ceux-là ont été les amis, parce qu'ils ont aimé la pureté ; mais celui-ci a été le favori, parce qu'il a aimé la plus parfaite pureté, qui est la pureté virginale : Qui amat cordis munditiam , habebit amicum regem. Voyez-vous, mes Frères, nous fait remarquer là-dessus saint Grégoire de Nysse, jusqu'à quel point notre divin Rédempteur a aimé cette vertu ? Entre toutes les femmes, il en a choisi une pour mère ; et entre tous les disciples qui le suivaient, il en a choisi un pour son favori ; mais il a voulu que cette mère et ce favori eussent le don et le mérite de la virginité. Marie devait être vierge, pour porter dans ses chastes lianes le corps de Jésus-Christ ; et saint Jean le devait être pour devenir un homme selon le cœur de Jésus-Christ : Diligebat eum Jesus, quoniam specialis prœrogativa castitatis ampliori dilectione fecerat dignum.

 

Vous me demandez pourquoi ce Sauveur adorable, étant sur la croix, voulut encore, par une autre grâce, donner à saint Jean le gage le plus précieux de son amour, en lui désignant, si je puis ainsi m'exprimer, sa propre mère : et ne vous ai-je pas dit d'abord que ce fut pour reconnaître la fidélité et la constance héroïque de ce généreux apôtre qui le suivit dans sa passion et jusqu'à sa mort, lorsque tous les autres l'avaient lâchement et honteusement abandonné ? Représentez-vous, Chrétiens, ce qui se passait au Calvaire : le Sauveur du monde était à sa dernière heure, et sur le point d'expirer ; il avait un trésor dont il voulait disposer en mourant, c'était Marie, la plus parfaite de toutes les créatures. A qui la donnera-t-il, ou plutôt y eut-il lieu de délibérer ? Un dépôt si cher ne devait être confié qu'au plus fidèle : or le plus fidèle, ne fut-ce pas celui qui fit paraître un attachement plus solide à son devoir ? De tous les disciples de Jésus-Christ, Jean est le seul qui dans l'adversité n'a point manqué à son Maître ; tout le reste l’a trahi, ou renoncé, ou déshonoré par une fuite scandaleuse. Il n'y a que Jean, qui, sans crainte et sans nulle considération humaine, l'ait accompagné jusqu'au pied de la croix ; il n'y a que lui qui y demeure avec une fermeté inébranlable. Jésus-Christ, regardant de toutes parts, n'aperçoit que lui. C'est donc à lui que ce Sauveur se trouve comme obligé de laisser Marie ; et puisqu'il veut partager avec un de ses disciples la possession de ce trésor, c'est à Jean, préférablement à tout autre, qu'il doit faire cet honneur. Mais admirez, mes chers auditeurs, la manière dont il le fait. Tout attaché qu'il est à la croix, tout réduit qu'il est dans une mortelle agonie, il jette les yeux sur son disciple : Cum vidisset discipulum stantem (Joan., XIX, 26.). Dans un temps où il est appliqué au grand sacrifice de notre rédemption, interrompant, si je l'ose dire, pour quelques moments l'affaire du salut du monde, ou plutôt selon l'expression de saint Ambroise, différant de quelques moments à la consommer, Paulis per publicam different salutem, il pense à saint Jean, il lui recommande sa mère, il le substitue à sa place, il en fait un autre lui-même. Comme s'il lui eût dit : Cher et fidèle disciple, recevez cette dernière marque de ma tendresse, comme je reçois ici la dernière preuve de votre zèle. Mes ennemis m'ont tout ôté, et je meurs pauvre, après avoir voulu naître et vivre pauvre : mais il me reste une mère dont le prix est inestimable, et qui renferme dans sa personne des trésors infinis de grâces. Je vous la donne, et je veux qu'elle soit à vous ; mais en sorte que vous soyez pareillement à elle. La voilà : Ecce mater tua ( Ibid.); soyez son fils comme je l'ai été moi-même, et elle sera votre mère comme elle a été la mienne. Qui parle ainsi, Chrétiens ? c'est un Dieu ; et à qui parle-t-il ? à saint Jean. Ne fallait-il pas, dit le savant abbé Rupert, que Jean fût un homme bien parfait, puisqu'on ne le jugeait pas indigne de remplir la place de Jésus-Christ ? Marie, ajoute ce Père, perdait un fils (voici une pensée qui vous surprendra, mais qui n'a rien néanmoins d'outré, puisque c'est le fond même du mystère que je vous prêche), Marie perdait un fils, et elle en acquérait un autre : elle perdait un fils qui l'était par nature, et elle en acquérait un qui le devenait par adoption ; or l'adoption est une espèce de ressource pour consoler les pères et les mères de la perte de leurs enfants. Marie allait perdre Jésus-Christ, et par l'ordre de Jésus-Christ même elle adoptait saint Jean. Il fallait donc qu'elle trouvât dans saint Jean, non pas de quoi se dédommager, ni de quoi réparer la perte qu'elle faisait de Jésus-Christ, mais au moins de quoi l'adoucir, et se la rendit! plus supportable ; il fallait qu'entre saint Jean et Jésus-Christ il y eût des rapports de conformité, tellement que Marie, voyant saint Jean, eût toujours devant les yeux comme une image vivante du fils qu'elle avait perdu et uniquement aimé, afin que la parole du Sauveur se vérifiât : Ecce Filius tuus (Joan., XIX, 26.). Peut-on rien concevoir de plus glorieux à ce saint apôtre ? Non, répond saint Augustin ; mais aussi fut-il jamais une plus grande fidélité que la sienne, et jamais vit-on un attachement plus inviolable et plus constant ?

 

Voilà, mes Frères, par où saint Jean mérita la faveur de son maître, et voilà par où nous la mériterons nous-mêmes. Voulez-vous que Dieu vous aime, et voulez-vous être du nombre de ses élus ; travaillez à purifier votre cœur : Qui diligit cordis munditiam, habebit amicum regem (Prov., XXII. Il.). Sans cela, mon cher auditeur, qui que vous soyez, vous êtes indigne et même incapable d'être aimé de votre Dieu : or, du moment que vous êtes exclu de son amour, dès là vous êtes anathème et un sujet de malédiction. Il est vrai que Dieu, comme souverain arbitre de la prédestination des hommes, n'a acception de personne ; qu'il n'a égard ni aux qualités, ni aux conditions de ceux qu'il choisit : l'Ecriture nous l'apprend, et c'est un article de notre foi : Non est personarum acceptor Deus (Ad., X, 34.). Mais il n'est pas moins de la foi que le même Dieu, qui ne considère ni les conditions, ni les qualités des hommes prises dans l'ordre naturel, sans déroger à cette règle, ne laisse pas, dans l'ordre de la grâce, d'avoir des égards particuliers pour les âmes pures, jusqu'à les élever aux premiers rangs de ses prédestinés, jusqu'à les combler de ses dons les plus exquis, jusqu'à les honorer de ses plus intimes communications. C'est pour cela qu'il les traite d'épouses dans le Cantique ; c'est pour cela que, dans l'Apocalypse, les vierges seules nous sont représentées comme les compagnes de l'Agneau ; c'est pour cela qu'elles environnent son trône, et que plus elles sont pures, plus elles ont d'accès auprès de lui ; c'est pour cela que rien de souillé n'entrera jamais dans le ciel, qui est sa demeure et le palais de sa gloire. Ah ! mon cher auditeur, si je vous disais qu'il dépend aujourd'hui de vous d'être en faveur auprès du plus grand roi du monde ; si je vous en marquais le moyen, et si je vous le garantissais comme un moyen infaillible, que feriez vous ? y a-t-il sacrifice qui vous étonnât ? y a-t-il engagement et passion qui vous arrêtât ? la condition que je vous proposerais pour cela vous paraîtrait-elle onéreuse ? y trouveriez-vous quelque difficulté ? Or, ce que je ne puis vous promettre de la faveur d'un roi de la terre, c'est ce que je vous promets et ce qui est incontestablement vrai de la faveur d'un plus grand que tous les rois de l'univers : car je dis que la faveur de Dieu vous est acquise, pourvu que vous vous préserviez de la corruption de ce péché qui souille votre âme en déshonorant votre corps ; s'il vous reste une étincelle de foi, pouvez-vous être insensible à ce motif ? Pour en venir au détail et vous mieux instruire, je dis que vous n'avez qu'à rompre ces amitiés sensuelles qui vous lient à la créature, ces funestes attaches qui vous portent à tant de désordres, ces passions que le démon de la chair inspire, ces commerces qui les entretiennent, ces libertés prétendues innocentes, mais évidemment criminelles dans les principes de votre religion : dès que vous vous ferez violence là-dessus, je vous réponds du coeur de Dieu.

 

Je vais plus avant, et je dis aussi que, sans cette pureté, vous êtes du nombre de ces réprouvés que l'Ecriture traite d'infâmes, et contre lesquels notre apôtre a prononcé ce formidable arrêt : Foris canes et impudici (Apoc, XXII, 15.) ; Hors de la maison de Dieu, voluptueux et impudiques ! Je dis que dès le commencement du monde, Dieu s'en est lui-même déclaré par ces paroles de la Genèse : Non permanebit Spiritus meus in œternum in homine, quia caro est (Genes., VI, 3.) ; non, mon Esprit ne demeurera jamais dans l'homme, tandis que l'homme sera esclave de la chair. Et en effet, mon Dieu, ne voyons-nous pas l'accomplissement de cet oracle ? n'éprouvons-nous pas tous les jours, qu'autant que nous nous laissons dominer par la chair, autant votre Esprit se retire de nous ; qu'après avoir succombé à une tentation impure, confus et piqués des remords secrets de notre conscience, nous n'osons plus nous présenter devant Vous ; que, semblables à l'infortuné Caïn, nous fuyons de devant votre face, nous nous éloignons de vos autels, nous nous regardons comme bannis de votre sanctuaire, et absolument indignes du sacrement de votre amour ? au lieu que nous en approchons avec une humble et ferme confiance, quand nous croyons avoir ce cœur pur que vous béatifiez dès cette vie : Beati mundo corde (Matth., V, 8.). Sainte pureté qui nous ouvre le ciel ! c'est le premier titre pour obtenir la faveur de Dieu, et l'autre est la fidélité et une persévérance que rien n'ébranle.

 

Car, selon la belle remarque d'un Père de l'Eglise, il se trouve assez de chrétiens qui suivent Jésus-Christ jusqu'à la cène, comme les autres apôtres ; mais il y en a peu qui le suivent, comme saint Jean, jusqu'au Calvaire ; c'est-à-dire, il s'en trouve assez qui marquent de la ferveur et du zèle quand Dieu leur aplanit toutes les voies du salut et de la sainteté chrétienne, mais peu qui ne se relâchent dès qu'ils n'y sentent plus les mêmes consolations, et qu'il s'y présente des obstacles à vaincre. Or, c'est néanmoins à cette constance que la faveur de Dieu est attachée. Oui, Seigneur, une victoire que nous remporterons sur nous-mêmes, un effort que nous ferons, un dégoût, un ennui que nous soutiendrons, sera devant vous d'un plus grand prix, et contribuera plus à nous avancer, que de stériles sentiments à certaines heures où vous répandez l'onction céleste, et que les plus sublimes élévations de l'âme ; car ce sera dans cette victoire, dans cet effort, dans ce dégoût et cet ennui soutenus constamment, que nous vous donnerons les preuves les plus solides d'un dévouement sincère et fidèle.

 

Les hommes du siècle, qui n'ont nul usage des choses de Dieu, ne comprennent pas ce mystère ; mais les justes, qui en ont l'expérience, et à qui Dieu se fait sentir, le conçoivent bien. C'est ainsi que saint Jean est parvenu à la faveur de Jésus-Christ : voyons de quelle manière il en a usé. Je prétends que, comme le choix de ce favori a été juste et raisonnable de la part du Fils de Dieu, la faveur du Fils de Dieu a été, de la part de ce bien-aimé disciple, également modeste et bienfaisante : je vais vous le montrer dans la seconde partie.

 

BOURDALOUE, SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT JEAN L'ÉVANGÉLISTE

 

La Cène 

La Cène, Valentin de Boulogne

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26 décembre 2011 1 26 /12 /décembre /2011 05:00

Saint Etienne est le premier qui ait souffert la mort pour Jésus-Christ ; c'est-à-dire qu'il a été le premier témoin de la divinité de Jésus-Christ ; le premier confesseur de son nom, le premier martyr de son Evangile, le premier combattant des armées de Dieu, en un mot, le premier héros du christianisme et de la loi de grâce.

BOURDALOUE

 

 

Stephanus, plenus gratia et fortitudine, faciebat prodigia et signa magna in populo. 

Etienne, plein de grâce et de force, faisait des prodiges et de grands miracles parmi le peuple. (Actes des Apôtres, chap. VI, 8.)

 

Il ne faut pas s'étonner, dit saint Chrysostome, s'il faisait des miracles et des prodiges, puisqu'il était plein de grâce et de force. Dans l'ordre des décrets et des dons divins, l'un s'ensuivait naturellement de l'autre ; et Dieu ne l'avait rempli de force et de grâce, que parce qu'il en voulait faire, pour la gloire de l'Evangile et de la loi de Jésus-Christ, un homme de prodiges et de miracles. Voilà en deux mots le précis de tout ce que nous avons aujourd'hui à considérer, et, autant qu'il nous est possible, à imiter dans la personne du glorieux martyr dont nous célébrons la fête.

 

Arrêtons-nous donc là, Chrétiens, et n'entreprenons pas de rien ajouter à cet éloge. C'est le Saint-Esprit même qui en est l'auteur ; et il n'appartient qu'à lui de donner aux saints les vraies louanges qui leur sont dues, parce qu'il n'y a que lui qui connaisse et qui discerne parfaitement leur sainteté. Or, voici l'idée qu'il nous donne de celle de saint Etienne. Il a été plein de grâce, et en même temps plein de force : plein de grâce dans l'accomplissement de son ministère, et plein de force dans la consommation de son martyre. Cette double plénitude, que je regarde comme le caractère qui le distingue, et qui a fait tout son mérite devant Dieu et devant les hommes ; cette plénitude de grâce qui a sanctifié sa vie, et cette plénitude de force qui a couronné sa mort ; cette plénitude de grâce qui a rendu sa conduite si irrépréhensible et si édifiante, et cette plénitude de force qui a rendu sa patience et sa charité si héroïque ; cette plénitude de grâce, en vertu de laquelle il a été un parfait ministre de l'Eglise de Jésus-Christ ; et cette plénitude de force, en vertu de laquelle il  a  été  non seulement le premier martyr, mais un des plus fervents martyrs de Jésus-Christ ;  n'est-ce pas, mes chers  auditeurs,  le partage le plus juste que je puisse me proposer dans ce discours, puisqu'il est renfermé même et si clairement exprimé dans les paroles de mon texte : Stephanus, plenus gratia et fortitudine ?

 

Vous me demandez quels miracles en particulier a faits saint Etienne ? L'Ecriture ne nous les dit pas, et elle se contente de nous assurer qu'il en fait d'éclatants, dont tout le peuple a été témoin : Faciebat prodigia et signa magna in populo. Mais je me trompe : elle nous dit en particulier les miracles qu'a faits ce grand Saint, et c'est à moi à vous les marquer : elle ne nous dit pas les malades qu'il a guéris, ni les morts qu'il a ressuscités ; mais elle nous parle d'autres prodiges qui, pour être d'une espèce différente, ne méritent pas moins le nom de miracles ; d'autres prodiges dont nous sommes encore plus sûrs, et qui sont plus capables de contribuer à notre édification : car elle nous dit les excellentes vertus que saint Etienne a pratiquées, les grands exemples qu'il nous a donnés, les signalées victoires qu'il a remportées sur le monde ; et tout cela, pesé dans la balance du sanctuaire, est au-dessus des miracles mêmes. Elle ne nous dit pas ce qu'il a fait d'extraordinaire dans l'ordre de la nature, mais elle  nous dit ce qu'il a fait de prodigieux dans l'ordre  de la grâce ; elle nous dit les miracles de sa sainteté, les miracles de sa sagesse, les miracles de sa constance, les miracles de son invincible charité.

 

Revenons donc au plan de son panégyrique, que le Saint-Esprit même nous a tracé. Saint Etienne a été plein de grâce et plein de force. Il a été plein de grâce dans l'accomplissement de son ministère ; et je prétends que cela seul est un miracle   de   sainteté   dont Dieu  s'est  servi, comme vous le verrez, pour commencer à former les moeurs   du christianisme  naissant : Stephanus, plenus gratia ; c'est la première partie. Il a été plein de force dans la consommation de son martyre ; et je soutiens que cela seul est, non pas un prodige, mais plusieurs prodiges ensemble, qui ont obscurci tout l'éclat et toute la gloire des vertus du paganisme : Plenus fortitudine, faciebat prodigia ; c'est la seconde partie. Plein de grâce, il a édifié l'Eglise, et plein de force, il a ravi d'admiration non seulement la terre, mais le ciel ; plein de grâce, il a condamné nos désordres, et, plein de force, il a confondu notre lâcheté : voilà tout mon dessein.

 

Divin Esprit, soutenez-moi, afin que je puisse traiter dignement un si grand sujet, et donnez à mes auditeurs les dispositions nécessaires pour profiter des importantes vérités que je vais leur annoncer : c'est la grâce que je vous demande par l'intercession de votre sainte épouse, à qui j'adresse la prière ordinaire : Ave, Maria.

 

Je m'attache au texte sacré, et, suivant la remarque de saint Chrysostome, je fais consister cette grâce dont saint Etienne fut rempli dans les deux qualités, ou dans les deux conditions que demandèrent les apôtres quand il s'agit d'établir et d'ordonner ceux qui devaient faire dans l'Eglise la fonction de diacres : car voici comme ils en parlèrent à tous les disciples assemblés : Choisissez, mes Frères, leur dirent-ils, des hommes qui soient parmi vous d'une probité reconnue, et, en même temps, d'une sagesse consommée : Considerate, Fratres, viros ex vobis boni testimonii, plenos Spiritu Sancto et sapientia, quos constituamus super hoc opus (Act., VI, 3.). Probité et sagesse que saint Etienne posséda dans un éminent degré, et qui lui donnèrent non seulement toute l'autorité, mais toute la grâce dont il eut besoin pour s'acquitter avec honneur du ministère qui lui avait été confié.

 

Il ne suffisait pas qu'il eût pour cela une probité véritable ; mais il lui fallait une probité reconnue, une probité éclatante, une probité éprouvée, et à laquelle toute l'Eglise rendit hautement témoignage : car c'est ce qu'expriment ces paroles : Viros boni testimonii ; pourquoi ? parce qu'il était question d'un emploi aussi difficile et aussi délicat dans l'idée même des hommes, qu'il était saint devant Dieu. Je m'explique : saint Etienne fut choisi diacre, et même le premier des diacres : Primicerius diaconorum ; ainsi l'appelle saint Augustin. Charge honorable, je l'avoue, mais qui l'engageait par une indispensable nécessité à deux choses : l'une, d'administrer les biens de l'Eglise, dont il était par office le dispensateur ; l'autre, de gouverner les veuves qui, renonçant au monde, se consacraient à Dieu dans l'état de la viduité ; charge où la sainteté même trouvait des risques à courir, mais où Dieu voulait que saint Etienne servît d'exemple à tous les siècles futurs. Développons ceci, mes chers auditeurs, et tirons-en une des plus solides morales.

 

Comme dispensateur des biens de l'Eglise, Etienne était responsable de sa conduite à Dieu et aux hommes : première épreuve de sa vertu ; car les fidèles alors, par un esprit de pauvreté, vendant leurs fonds, et en apportant le prix aux pieds des apôtres ; les apôtres d'ailleurs, comme le témoigne saint Luc, s'en déchargeant sur les diacres et leur en laissant la disposition, et saint Etienne, entre les diacres, ayant un titre de supériorité, par la prééminence de son rang, Perinde primus, dit de lui saint Chrysostome, ut inter apostolos Petrus ; il s'ensuit qu'il disposait plus absolument que les autres des trésors de l'Eglise. Or cet emploi, quoique saint, devait être pour plusieurs un fatal écueil, et pour les saints mêmes une dangereuse tentation : et effet, déjà un apôtre s'y était perdu, et Dieu prévoyait qu'après lui bien d'autres s'y perdraient. Il prévoyait qu'une des plaies les plus mortelles dont serait affligé le monde chrétien dans la suite des siècles, était l'énorme abus qu'on y ferait des revenus ecclésiastiques, qui sont proprement des biens consacrés par la piété des fidèles pour être le patrimoine des pauvres : c'est-à-dire il envisageait ces temps malheureux où les ministres de l'Eglise, dominés et corrompus par une aveugle cupidité, au lieu de distribuer aux pauvres ce patrimoine, le dissiperaient en se l'attribuant à eux-mêmes ; ces temps où l'avarice, l'ambition, le luxe ayant inondé jusqu'au sanctuaire, ce fonds destiné à la subsistance des membres de Jésus-Christ serait profané, et, si j'ose user de ce terme, prostitué à des usages mondains : Dieu, dis-je, prévoyait ce scandale. Il était donc nécessaire, ajoute saint Chrysostome , qu'à ce scandale, dont un apôtre réprouvé avait été l'auteur, Dieu opposât un exemple qui en fût le remède et le correctif : je veux dire, un homme dont la fidélité irréprochable, dont le parfait désintéressement, dont l'exacte et inaltérable probité dans la dispensation des biens de l'Eglise, fût dès lors pour ceux qui les posséderaient une règle vivante et toujours présente, et servit au moins à confondre ceux qui viendraient à se relâcher de leurs obligations dans une matière aussi essentielle que celle-là.

 

Or, je l'ai dit, c'est dans cette vue que saint Etienne a été suscité de Dieu, et c'est ce qui fait une des principales parties de sa sainteté et de son éloge. On lui confie le trésor de l'Eglise, et il le ménage d'une manière qui lui attire, non seulement l'approbation, mais la vénération de tout le peuple de Dieu. A peine est-il chargé de cet emploi, que les Grecs cessent de se plaindre, qu'on ne murmure plus contre les Hébreux ; que, sans distinction, les pauvres, soit étrangers, soit domestiques, sont abondamment secourus. La charité de ce saint diacre suffit à tout ; et, avec une vigilance pleine d'équité, il fournit à tous les besoins d'une multitude qui, pour être par profession pauvre de cœur, n'était pas insensible à l'indigence, moins encore à la négligence de ceux qui y devaient pourvoir.

 

Ces biens de l'Eglise, entre les mains de saint Etienne, ne sont donc employés, ni à rassasier la cupidité, ni à entretenir la vanité, ni à satisfaire la sensualité ; mais il les partage selon la mesure de la nécessité : ils ne deviennent pas dans la personne d'Etienne l'héritage de la chair et du sang, mais l'héritage de l'orphelin et de l'indigent ; Etienne n'en dispose pas comme maître, mais comme serviteur prudent et fidèle, qui se souvient qu'il en doit rendre compte lui-même au souverain Maître. Ah ! mes Frères, s'écriait saint Bernard, déplorant les désordres de son siècle, que ne puis-je voir l'Eglise de Dieu dans cet ancien lustre, et dans cette pureté de mœurs et de discipline où elle était autrefois ! Quis mihi det ut videam Ecclesiam Dei, sicut erat in diebus antiquis ! Et moi, je dirais volontiers, touché du même zèle que ce grand Saint : Que ne puis-je voir des hommes du caractère de saint Etienne, pourvus des bénéfices de l'Eglise ! des hommes, comme saint Etienne, pleins de religion et de justice ! des hommes aussi persuadés que saint Etienne des obligations attachées aux bénéfices et aux dignités dont ils sont revêtus ! des hommes aussi convaincus que ces dignités et ces bénéfices les engagent à être les pères des pauvres ; qu'à cette seule condition, il leur est permis d'y entrer ; que l'Eglise a bien eu le pouvoir de leur en conférer les titres, mais qu'elle n'a jamais pu ni prétendu leur en donner l'entier et absolu domaine, qu'ils n'en sont les propriétaires que pour les autres, et qu'ils n'ont droit d'en recueillir les fruits que pour les répandre partout où il y a des misères à soulager ! que n'ai-je la consolation de voir des hommes pénétrés de ces vérités, et agissant selon ces principes ! C'est vous, Seigneur, qui les formez, ces dignes sujets ; c'est vous, et vous seul, qui pouvez faire revivre dans votre Eglise cet esprit de saint Etienne, que la corruption de l'esprit du monde semble y avoir éteint. Si ceux qui jouissent de ces sacrés revenus en comprenaient bien la nature, ils n'en craindraient jamais assez les conséquences : bien loin de s'applaudir d'en avoir la possession, ils gémiraient sous le fardeau d'une telle administration ; bien loin d'en désirer la pluralité, ils en redouteraient même, pour m'exprimer de la sorte, la singularité et l'unité. Pourquoi ces biens sont-ils si funestes à plusieurs, et pourquoi leur attirent-ils la malédiction de Dieu ? parce qu'on ne pense à rien moins qu'au saint usage qu'il en faudrait faire ; parce que, uniquement occupé des avantages temporels qu'on y recherche et qu'on y trouve, on s'en fait, aux dépens des pauvres, une matière continuelle de sacrilège et de larcin : je dis de larcin, en s'appropriant, par une criminelle usurpation, des aumônes que la charité des fondateurs avait destinées à l'entretien du troupeau de Jésus-Christ ; et c'est pour corriger cet abus, que je vous propose l'exemple de saint Etienne : exemple contre lequel ni la coutume, ni l'impunité, ni l'erreur ne prescriront jamais, et qui seul suffira pour nous confondre au jugement de Dieu.

 

Non seulement saint Etienne, en vertu de la commission qu'il avait reçue, était chargé du trésor de l'Eglise, mais de la conduite des veuves qui vivaient séparées du monde, et dévouées au culte divin. C'était à lui de les instruire, de les diriger, de les consoler, et par conséquent de traiter souvent avec elles, de les voir et de les écouter. Or, c'est ici que Dieu mit encore à l'épreuve toute sa probité ; c'est ici que parut avec éclat l'intégrité de ses mœurs, et que le témoignage public lui fut également avantageux et nécessaire : car ne vous persuadez pas que la charité, ni même que la sainteté des premiers chrétiens le dût garantir de la censure, s'il y eût donné quelque lieu. Au contraire, plus le christianisme était saint, plus devait-on être disposé à condamner sévèrement jusqu'aux moindres apparences. Outre que la charité de ces premiers siècles n'était pas exempte de toute imperfection humaine car déjà la jalousie s'était glissée dans les cœurs, déjà l'esprit de dissension avait formé des partis ; quelque sainte que fût l'Eglise, elle était composée d'hommes, ainsi qu'elle l'est aujourd'hui , et l'on y jugeait à peu près des choses comme nous en jugeons : l'histoire de saint Etienne ne nous le prouve que trop. Il n'aurait donc pas évité les fâcheux et sinistres jugements que l'on eût faits de lui, s'il s'était démenti de l'inviolable régularité dont il faisait profession ; mais c'est justement par cette régularité inviolable qu'il se soutient ; et voici, mes chers auditeurs, ce que je vous prie de bien observer.

 

Quoique l'engagement où se trouve saint Etienne de converser avec un sexe si faible lui-même, et si capable d'affaiblir les plus forts, soit une de ces fonctions qui, dans tous les temps, ont donné plus de prise à la médisance ; par un effet tout opposé, c'est ce qui augmente l'opinion et la haute estime qu'on a conçue de sa personne. Sa réputation est si bien établie, que la plus rigide censure est forcée sur ce point de le respecter. Etienne, à la fleur de son âge, et dans l'exercice de son ministère, converse avec des femmes, dirai-je sans scandale ? c'est peu, si vous le voulez; dirai-je sans reproche ? c'est beaucoup ; dirai-je sans soupçon ? c'est encore plus ; mais ce n'est point assez : car il le fait avec honneur, il le fait avec fruit, il le fait avec une édification qui se communique à toute l'Eglise : voilà ce qui approche du miracle. Voulez-vous voir, Chrétiens, de quelle distinction et de quel poids est cette louange pour Etienne ? souvenez-vous de ce qu'ont eu à essuyer les plus grands saints en de pareilles occasions ; souvenez-vous de ce qu'il en coûta à saint Jérôme : c'était un homme vénérable, et par sa doctrine, et par son austérité ; un homme crucifié et mort au monde, un homme dont la vie était une affreuse et perpétuelle pénitence. Toutefois, quelles persécutions, quoique injustes, n'eut-il pas à soutenir ? quels bruits, quoique mal fondés, la critique ne répandit-elle pas contre sa conduite ? Malgré les sages précautions dont il usa dans la direction de ces illustres Romaines qu'il avait gagnées à Dieu, de quelles couleurs, quoique fausses, n'entreprit-on pas de le noircir ? de quelles apologies n'eut-il pas besoin pour justifier son zèle quoique saint, et ses intentions quoique pures ? Quelles plaintes n'en faisait-il pas, et comment lui-même s'en est-il expliqué ? Chose étrange (ce sont ses propres paroles dans une de ses épîtres), avant que je connusse Paule, tout l'univers se déclarait en ma faveur ; il n'y avait point d'éloge qu'on ne me donnât, point de vertu qui ne fût en moi, point de place où je n'eusse droit de prétendre, jusque-là qu'on me jugeait digne du souverain pontificat : Antequam domum sanctœ Paulœ nossem, totius in me urbis consonabant studia ; dignus summo sacerdotio decernebar ; dicebar humilis, sanctus, discretus. Mais depuis, ajoutait-il, que j'ai commencé à honorer cette servante de Dieu, et à prendre soin de son âme, dès là, par une bizarre révolution, tout s'est soulevé contre moi ; on ne m'a plus trouvé aucun mérite; j'ai cessé d'être ce que j'étais, toutes mes vertus m'ont abandonné : Sed postquam illam pro merito suœ castitatis colere cœpi, omnes me illico descruere virtutes.

 

Que veux-je conclure de là, Chrétiens ? Vous le voyez : que, comme il n'y a rien à quoi la censure s'attache plus malignement qu'à ce qui regarde ces fréquents entretiens des ministres de Jésus-Christ avec ses épouses ; rien où il soit plus difficile à un serviteur de Dieu d'avoir pour soi le suffrage du public, puisque les saints, même les plus autorisés, tel qu'était entre les autres saint Jérôme, y sont à peine parvenus; aussi n'est-il rien où ce qui s'appelle exactitude de devoir, sainteté de mœurs, irrépréhensibilité de vie, soit plus nécessaire et tout ensemble plus glorieux : c'est donc là ce qui fait la gloire de saint Etienne. Car pourquoi est-il respecté, révéré, canonisé par la voix publique, dans un ministère où les autres sont si sujets à être calomniés et décriés ? Ah ! mes Frères, répond saint Augustin, ne vous en étonnez pas, c'est qu'il était rempli de cette grâce qui rend les hommes parfaits selon Dieu et selon le monde : Stephanus autem plenus gratia, c'est que, pour correspondre à cette grâce, il avait toute la vigilance et tous les égards que demandait l'honneur de sa profession ; c'est qu'agissant par le mouvement de cette grâce, il se comportait envers le sexe dévot comme un homme au-dessus de l'humanité, avec la pureté d'un ange et la modestie d'une vierge ; grave sans affectation, prudent sans dissimulation, mortifié et austère sans dureté, charitable et doux sans faiblesse ; c'est qu'étant sanctifié par l'onction de cette grâce, on pouvait à la lettre dire de lui qu'il était cet ouvrier dont parle l'Apôtre, qui marche la tête levée, et qui ne fait rien dont il puisse rougir : Operarium inconfusibilem (2 Tim., II, 15.). Pour cela, reprend saint Augustin, on lui donne la conduite des femmes, et par là il revoit authentiquement le témoignage qu'on lui doit, de la plus épurée, de la plus solide et de la plus consommée vertu : Virgo prœponitur feminis, et in hoc testimonium accipit integerrimœ castitatis ; par là il s'acquiert l'estime, non seulement des domestiques de la foi, mais des étrangers ; par là il triomphe de ses ennemis, qui transportés de fureur, après avoir fait de vains efforts pour opprimer son innocence, grincent des dents contre lui, parce que toutes les accusations dont ils le chargent se détruisent d'elles-mêmes, et ne peuvent rien contre cet honorable témoignage que lui rend malgré eux la vérité : Dissecabantur cordibus suis, et stridebant dentibus in eum (Act., VII, 54.) ; par là, dis-je, il triomphe de la calomnie, et c'était aussi le grand moyen, le moyen unique d'en triompher ; car, pour continuer à faire de cet éloge notre instruction particulière, prétendre être à couvert de la médisance sous un autre voile que celui de l'innocence ; espérer que les hommes nous épargneront, tandis que nous ne marchons pas dans les voies droites ; croire qu'on excusera nos vices par la considération de nos personnes, c'est nous flatter, Chrétiens, et nous méconnaître : fussions-nous les dieux de la terre, on nous jugera ; et s'il y a du faible en nous, on nous condamnera. Il n'y a que la probité, et la probité reconnue, qui puisse être au-dessus des discours et des jugements du monde.

 

Venons au détail, et développons ce point de morale si naturellement enfermé dans mon sujet. Ainsi, mes chers auditeurs, prétendre, surtout dans le siècle où nous vivons, échapper à la malignité du monde par une autre voie que par celle d'une exacte et constante régularité ; pour une femme, par exemple, se persuader qu'elle pourra se donner impunément toute sorte de liberté, sans que l'on pense à elle, ni qu'on parle d'elle ; qu'il lui sera permis d'entretenir tels commerces qu'il lui plaira, sans qu'on en tire des conséquences au préjudice de son honneur ; qu'elle aura droit d'avoir dans le monde des liaisons dangereuses et suspectes, sans qu'on ait droit de s'en scandaliser ; et que, quoi qu'elle fasse, on sera obligé à ne rien croire, à ne rien soupçonner, à ne rien voir ; ou plutôt qu'on sera obligé à s'aveugler soi-même, pour la supposer régulière et sage ; n'est-ce pas une prétention aussi chimérique qu'injuste ? cependant c'est la prétention de tant de femmes mondaines. On veut avoir tout le crédit de la bonne vie et toute la réputation de la vertu, sans qu'il en coûte de se contraindre, ni de s'assujettir à aucune règle ; disons mieux : on veut avoir tout le crédit de la vertu et de la bonne vie, avec toute l'indépendance du libertinage et du vice. Ainsi verrez-vous des femmes, engagées dans des sociétés que la charité même la plus indulgente ne peut excuser, ni favorablement interpréter, se piquer néanmoins d'être exemptes de reproches, vouloir qu'on les estime telles, trouver mauvais qu'on n'en convienne pas, prendre à partie ceux qui en doutent et qui se malédifient de leurs actions ; et cela, sous prétexte de l'obligation que Dieu nous impose de ne point juger. Obligation sur laquelle elles sont éloquentes, parce qu'elles y sont intéressées ; sans considérer que, si ce principe avait toute l'étendue qu'elles lui donnent, les plus honteux désordres régneraient tranquillement dans le monde, puisqu'il ne serait plus permis d'en condamner les apparences, qui néanmoins en font tout le scandale ; et que les apparences, ainsi autorisées, en fomenteraient les plus pernicieux effets. Mais ce sont, me direz-vous, des jugements téméraires qu'on fait de moi ? et moi, je prétends que ce sont des jugements raisonnables, prudents, bien fondés. Ils peuvent être faux ; mais dans la conduite peu circonspecte que vous tenez, ils ne peuvent être téméraires : car vous devez savoir que tout jugement désavantageux n'est pas jugement téméraire ; et que souvent, dans la matière dont je parle, moins de chose que vous ne pensez suffit pour nous mettre en droit de prononcer. Et en effet, du moment que vous ne gardez pas les bienséances qui conviennent à votre état ou à votre sexe, et que vous vous donnez certaines libertés qui choquent les lois de la modestie et de la prudence chrétienne, vous justifiez tous les jugements que je fais de vous. Si je me trompe en me scandalisant, vous êtes responsable devant Dieu de mon scandale et de mon erreur. Mais cet homme, ajoutez-vous, dont on me reproche la fréquentation comme un crime, est l'homme du monde à qui je dois le plus de reconnaissance, et qui m'a le plus sensiblement obligée. Que concluez-vous de là ? En est-il moins homme ? en est-il moins dangereux pour vous ? en êtes-vous moins un objet de passion pour lui ? n'est-ce pas pour cela même que vous devez le craindre, et que ce qui serait peut-être indifférent à l'égard d'un autre, doit à son égard alarmer votre conscience et vous troubler ? C'est en ceci, mes chers auditeurs, plus qu'en tout le reste, qu'il faut accomplir le précepte de l'Apôtre, lequel nous ordonne de faire le bien, non seulement devant Dieu, qui en est le juge, mais devant les hommes, qui en sont les témoins : Providentes bona, non tantum coram Deo, sed etiam coram omnibus hommibus (Rom., XII, 17.). Voilà en quoi saint Etienne s'est signalé, et ce qu'a opéré dans sa personne la grâce dont il était rempli : Stephanus plenus gratia.

 

Mais allons plus avant. J'ai dit qu'en prêchant Jésus-Christ, Etienne avait fait paraître dans son ministère une sagesse toute divine, et je n'en veux point d'autre preuve que cet incomparable discours qu'il fit dans la synagogue, lorsque, toutes les sectes s'étant élevées contre lui, il soutint seul la cause de Dieu et l'honneur de l'Evangile. Vit-on jamais dans un discours tant de dignité avec tant de modestie, tant de véhémence avec tant de douceur ; tant de force avec tant d'insinuation, tant de fermeté avec tant de charité ? et ne fut-ce pas là le plus évident témoignage de la haute et sublime sagesse qui l'éclairait ? Avec cela, faut-il s'étonner s'il eut le don de persuader ou du moins de confondre les pharisiens les plus passionnés pour leur loi ? Vous êtes infidèles à Dieu, leur disait-il, animé de zèle (car pour votre édification, Chrétiens, soutirez que je le rapporte ici en propres termes, ce discours de saint Etienne, qui, sans contredit, est un des monuments les plus authentiques du christianisme) ; vous êtes infidèles à Dieu, mais je n'en suis point surpris, vous ressemblez à vos pères : tel a été leur aveuglement et leur sort malheureux ; ainsi ont-ils, par leur conduite, irrité Dieu dès les premiers temps. Voyez comme ils trahirent Joseph, le plus innocent des hommes et la figure du Messie, en le vendant à des étrangers : voyez comme ils traitèrent Moïse, leur législateur et leur chef, en murmurant contre ses ordres, en se révoltant malgré ses miracles, en adorant un veau d'or pour lui faire insulte ; c'était ce Moïse qui leur promettait un Dieu Sauveur, et ils ne l'ont pas cru : voyez comme ils ont reçu les prophètes ; en est-il venu un seul qu'ils n'aient pas persécuté ? dites-moi celui dont ils ont épargné le sang ? et néanmoins ces prophètes étaient les députés de Dieu, et leur annonçaient la venue du Christ. Il n'est donc pas surprenant, concluait Etienne, que leur mauvais exemple vous ait séduits ; mais ce que je déplore, c'est que vous ne vouliez pas enfin ouvrir les yeux, que vous ne profitiez pas de leur malheur, et qu'au lieu de vous rendre sages par la vue des châtiments que Dieu a exercés sur eux, vous remplissiez la mesure de leurs crimes, et vous deveniez encore plus coupables qu'eux : car ils n'ont fait mourir que les prophètes et les précurseurs du Messie ; et vous avez crucifié le Messie même, et le Dieu des prophètes. C'est ainsi, dis-je, que saint Etienne les pressait, sans qu'aucun d'eux pût résister à la sagesse et à l'Esprit divin qui parlait en lui : Et non poterunt resistere sapientiœ et Spiritui qui loquebatur (Act., VI, 10.).

 

S'il eût dit tout cela avec fierté et d'une manière impérieuse, en les convainquant même par ses raisons, il les aurait aigris ; mais parce qu'il était plein de sagesse, il accompagnait tout cela de tant de grâce, de ménagement, de respect pour leurs personnes, qu'il montrait bien que c'était en effet la sagesse qui parlait par sa bouche : Viri fratres et patres, audite (Ibid., VII, 2.) : Mes frères , ajoutait-il , écoutez-moi ; c'est pour votre salut que Dieu m'inspire le zèle dont je suis touché : je ne suis ni un inconnu ni un étranger à votre égard ; je fais profession de la même foi que vous ; je suis comme vous de la race d'Abraham : je vous honore tous comme mes pères : mais encore une fois, ne méprisez pas ma parole, rendez-vous à mes remontrances, et ne rejetez pas la grâce que Dieu vous offre par mon ministère. Il parlait, Chrétiens, comme un ange du ciel, et ses ennemis mêmes apercevaient dans son visage je ne sais quoi de céleste : Et intuebantur vultum ejus tanquam vultum angeli stantis inter illos (Ibid., V, 15.). Mais enfin parce qu'il en voit quelques-uns, malgré de si salutaires avertissements, persister dans leur incrédulité, son zèle s'enflamme, et il en vient aux reproches et aux menaces : Dura cervice et incircumeisis cordibus, vos semper Spiritui Sancto resistitis (Ibid.) ; Allez , âmes indociles, esprits durs, cœurs incirconcis, vous êtes parvenus au comble de l'obstination, et il n'y a rien à attendre de vous qu'une éternelle résistance au Saint-Esprit et à la vérité. Eh bien ! confirmez-vous dans votre malice, achevez ce que vos pères ont commencé, soyez des réprouvés comme eux : Sicut patres vestri, ita et vos ( Ibid.). Autant de foudres, mes chers auditeurs , qui partaient de la bouche de saint Etienne, tandis que ses auditeurs confondus demeuraient dans le silence : pourquoi ? parce que c'était la sagesse, non pas de l'homme, mais de Dieu, qui s'expliquait par l'organe de ce fervent prédicateur.

 

Or, à combien de pécheurs pourrais-je adresser ces reproches qu'Etienne faisait à une nation aveugle et rebelle? Il y a si longtemps, Chrétiens, qu'on vous prêche dans celte chaire les vérités du salut : Dieu vous a envoyé des ministres de son Evangile, qui vous ont même persuadés ; des prédicateurs éloquents et touchants, que plusieurs ont écoutés avec fruit. Si donc il y avait ici de ces cœurs indomptables et inflexibles de qui saint Etienne parlait : Dura cervice, et incircumcisis cordibus ; pourquoi,  leur dirai-je, vous obstinez-vous à ne pas sortir de votre désordre, et pourquoi opposez-vous aux saintes  maximes de la sagesse chrétienne, dont on a soin de vous instruire, une fausse sagesse du monde, qui est ennemie de Dieu ? car voilà, hommes du siècle, ce qui vous endurcit et ce qui vous perd. Comme les Juifs voulaient être sages selon leur loi, et non pas selon la loi de Jésus-Christ, vous voulez être sages selon le monde, prudents selon le monde, intelligents, prévoyants, habiles, selon le monde : vous voulez accorder Jésus-Christ avec le monde, son Evangile avec les lois du monde,  son  Esprit avec l'esprit du monde ; tout convaincus que vous êtes de vos devoirs envers Dieu, vous ne pouvez vous résoudre à aller contre le torrent du monde, vous craignez la censure du monde, vous vous faites une obligation et une nécessité de vous conformer aux usages du  monde, et de vivre comme on vit dans le monde. Tel est le principe de cette dureté de cœur qui, comme un obstacle invincible, arrête votre conversion : or, pensez-vous que ces Juifs soulevés contre Jésus-Christ, et dont saint Etienne avait entrepris de combattre l'infidélité, fussent plus coupables que vous dans leur endurcissement et dans leur impénitence ? Je soutiens, moi, que votre endurcissement, est sans comparaison, plus criminel, et que par mille endroits leur impénitence a dû  paraître devant Dieu plus excusable et plus pardonnable que la vôtre.

 

Non, mes chers auditeurs, ne nous flattons point ; ces Juifs que saint Etienne a confondus, quelque idée que nous en ayons, étaient moins infidèles que nous. Ils péchaient par un faux zèle de religion, et nous péchons par un fonds de libertinage qui va souvent jusqu'à l'irréligion ; ils fermaient leurs oreilles et leurs cœurs à la parole de Dieu, et nous, par un outrage encore plus grand, nous n'entendons cette parole que pour en être les censeurs et les prévaricateurs : ils résistaient au Saint-Esprit, mais dans un temps où le Saint-Esprit était à peine connu ; notre confusion est que ce divin Esprit ayant rempli tout l'univers de ses lumières, et sanctifié le monde par sa venue, il trouve en nous la même résistance, et qu'après les merveilleux effets et les prodigieux changements dont son adorable mission a été suivie, on puisse encore nous dire : Vos semper Spiritui Sancto resistitis. La source de ce dérèglement, je le répète, c'est cette malheureuse sagesse du monde dont nous sommes prévenus : car avec cela il est impossible que Dieu se communique à nous, puisque cette sagesse du monde, selon saint Paul, est une sagesse charnelle, et que Dieu est un pur esprit. Tout ce que Dieu opère en nous, cette sagesse du monde le détruit : Dieu nous éclaire, et cette sagesse du monde nous aveugle ; Dieu nous anime et nous excite, et cette sagesse du monde nous rend froids et lâches ; Dieu nous donne des désirs de pénitence, et cette sagesse du monde les étouffe. Il faut donc, si je veux que l'Esprit de Dieu agisse en moi, que je renonce à cette fausse sagesse, et que la première règle de ma conduite soit la sagesse évangélique. Non , je ne veux plus vivre selon les lois de cette sagesse mondaine que Dieu réprouve. Non seulement je déteste les folies du monde,  les extravagances du monde, mais la sagesse même du monde : car ce monde , ennemi de Dieu, est réprouvé jusque dans sa sagesse ; et sa sagesse prétendue est son désordre capital. S'il affectait moins d'être sage, tout monde qu'il est, il serait moins corrompu, puisqu'il est évident que sa plus dangereuse corruption vient de l'orgueil que lui inspire la sagesse dont il se pique. Je veux donc, en m'attachant pour jamais à la maxime de l'Apôtre, devenir fou selon le monde, pour être sage selon Dieu ; passer pour insensé aux yeux du monde, afin d'être fidèle et chrétien aux yeux de Dieu : Si quis videtur sapiens esse in hoc sœculo, stultus fiat ut sit sapiens (1 Cor., III, 18).

 

Revenons à l'éloge de saint Etienne. Vous l'avez vu plein de grâce dans l'accomplissement de son ministère; voyez-le maintenant plein de force dans la consommation de son martyre : c'est le sujet de la seconde partie.

 

 C'est un païen qui l'a dit, et la seule raison humaine, indépendamment de la foi, lui a suffi pour le comprendre : il n'y a point de spectacle plus digne de Dieu qu'un homme aux prises avec la mauvaise fortune, et qui triomphe par sa constance de ses disgrâces et de ses malheurs : En spectaculum ad quod respiciat intentus operi suo Deus, vir compositus cum mala fortuna (Senec.). Je puis, Chrétiens, pour la gloire de notre religion, enchérir sur la pensée de ce philosophe, et vous faire voir dans la personne de saint Etienne un spectacle encore plus divin ; je veux dire un homme, non pas simplement aux prises avec la mauvaise fortune, mais livré à la cruauté et à la rage de tout un peuple qui l'accable de coups, et dont il triomphe par son héroïque patience ; un homme vainqueur de soi-même, et qui, supérieur à tous les sentiments de la nature, triomphe de la haine de ses ennemis par son héroïque charité : deux miracles où notre Saint a fait éclater cette force dont il était rempli : Plenus forlitudine, faciebat prodigia et signa magna in populo ; deux prodiges dignes de l'attention de Dieu : Spectaculum ad quod respiciat intentus operi suo Deus ; le prodige de la patience de saint Etienne dans toutes les circonstances de sa mort, et le prodige de sa charité envers les auteurs de sa mort. Or, si ces deux prodiges ont servi de spectacle à Dieu, pouvez-vous, mes chers auditeurs, être assez attentifs à les contempler, tandis que je vous les propose comme des modèles qui doivent vous instruire et vous édifier ?

 

Saint Etienne est le premier qui ait souffert la mort pour Jésus-Christ ; c'est-à-dire qu'il a été le premier témoin de la divinité de Jésus-Christ ; le premier confesseur de son nom, le premier martyr de son Evangile, le premier combattant des armées de Dieu, en un mot, le premier héros du christianisme et de la loi de grâce. Ainsi l'Eglise le reconnaît-elle dans la solennité de ce jour. Et afin que vous ne pensiez pas que cette primauté soit un vain titre qui n'ajoute rien au mérite du sujet, souvenez-vous de ce qui arriva en figure au peuple juif, lorsque, poursuivi par Pharaon, il se trouva réduit à la nécessité inévitable de traverser la mer Rouge, pour se délivrer de l'oppression et de la servitude des Egyptiens. C'est saint Chrysostome qui fait cette remarque. Moïse, par une vertu divine, ayant étendu sa main sur les eaux, les avait déjà divisées, et montrait aux Israélites, dans la profondeur de cet abîme qui venait de s'ouvrir à leurs yeux, le chemin qu'ils devaient prendre, et qui les devait sauver. Toutes les tribus étaient rangées en ordre de milice ; mais, quelque confiance qu'ils eussent tous dans la protection de leur Dieu, chacun frémissait à la vue de ce passage ; les flots élevés et suspendus de part et d'autre faisaient trembler les plus hardis. Que fait Moïse ? Pour les rassurer et les fortifier, il marche le premier, il entre dans ce gouffre affreux, le franchit, arrive heureusement à l'autre bord, et détermine, par son exemple et par son intrépidité, tout le reste du peuple à le suivre : figure dont voici l'accomplissement dans saint Etienne. Le Sauveur du monde, qui fut souverainement et par excellence le conducteur du peuple de Dieu, mourant sur la croix, avait ouvert à ses élus, pour arriver au terme du parfait bonheur, une voie aussi difficile que nouvelle ; savoir, la voie du martyre, qui, selon la pensée des Pères, devait faire, par l'effusion du sang, comme une espèce de mer Rouge dans l'Eglise. Un nombre infini de Chrétiens étaient destinés à essayer, si je puis parler de la sorte, le passage de cette mer ; mais parce qu'ils étaient faibles, il fallait les encourager et les soutenir. Qu'a fait Dieu, ou plutôt qu'a fait saint Etienne, suscité de Dieu pour être leur chef après Jésus-Christ ? Comme un autre Moïse, il s'expose le premier, il marche à leur tête, il les attire par son exemple, en leur faisant voir que la mort endurée pour Dieu, que la voie du sang répandu pour le nom de Jésus-Christ, est un chemin sûr qui conduit à la gloire et à la vie : et voilà ce qui lui acquit la qualité de prince des martyrs. Après lui, tous les autres sont devenus inébranlables, et les plus sanglantes persécutions ne les ont point étonnés ; mais ils marchaient sur les pas de saint Etienne ; c'était saint Etienne qui les animait tous ; et, s'il m'est permis de le dire, ils participaient tous à la plénitude de sa force : Plenus fortitudine.

 

Ce n'est pas assez : outre qu'il souffre le premier, il souffre de tous les genres de martyre un des plus cruels, car on le condamne à être lapidé : supplice prescrit pour punir le plus grand des crimes, qui fut le blasphème contre la loi, dont on accusait Etienne. Que dis-je ? ce supplice eut quelque chose encore pour lui de singulier, et le voici : au lieu d'y procéder dans l'ordre et selon les formes de la justice, on le fait avec emportement et avec fureur : Et impetum fecerunt unanimiter in eum (Act., VII, 50.). On se jette sur ce saint diacre, on l'outrage et on l'insulte, on l'entraîne hors de la ville ; et là sans nul sentiment d'humanité, après avoir déchargé sur son sacré corps une grêle de pierres, on le laisse expirer dans les plus violentes douleurs. Que vit-on jamais de plus barbare ! mais aussi vit-on jamais rien de plus surprenant que la patience de cet illustre martyre ? sous cette grêle de pierres, il demeure ferme et immobile ; il conserve au milieu de son tourment toute la tranquillité et toute la paix de son âme ; il s'entretient avec Jésus-Christ, il lui recommande les besoins de l'Eglise, il pense à la conversion de Paul. Quel miracle de force ! il est si grand, que le Fils de Dieu en veut être lui-même spectateur ; car c'est pour cela qu'il se lève de son trône, et que, touché de ce prodige, il se tient debout pour le considérer : Video cœlos apertos, et Filium Hominis stantem a dextris Dei (Act., VII, 55.). Il ne se lève pas, dit saint Ambroise, pour compatir à saint Etienne : une si heureuse mort n'était pas un objet de compassion ; mais il se lève pour voir combattre son serviteur, dont il regarde la patience comme son propre triomphe : Surgit exsultans de Victoria famidi sui, et illius patientiam saum ducens triumphum. Il se lève pour être plus prêt à recevoir dans le sein de la gloire ce généreux athlète de la foi : Surgit, ut paratior sit ad coronandum athletam. Car c'est bien ici, Seigneur, que vous vérifiâtes à la lettre ces paroles du Psaume : Posuisti in capite ejus coronam de lapide pretioso (Psal., XX, 4.). Les Juifs accablaient Etienne de pierres, et vous vous serviez de ces pierres pour le couronner ; ils lui en faisaient un supplice, et vous lui en faisiez un diadème d'honneur : leur cruauté semblait être de concert avec votre magnificence ; vous vouliez mettre sur sa tête une couronne de pierres précieuses, et ils vous en fournissaient la matière : en effet, quelles pierres furent jamais plus précieuses que celles qui produisirent à l'Eglise ce premier martyr de notre religion ?

 

Or, pour nous appliquer ceci, Chrétiens, savez-vous ce qui m'afflige ? C'est la comparaison que je fais de notre lâcheté avec cette force héroïque de saint Etienne. Je dis de notre lâcheté, soit dans les maux de la vie que nous avons à supporter, soit dans les biens dont nous avons à user, puisque dans l'un et dans l'autre état, nous la faisons également paraître : car voilà, mes chers auditeurs, ce que nous devons aujourd'hui nous reprocher devant Dieu. Saint Etienne, avec un courage invincible, a soutenu le plus rigoureux martyre, et nous, dans les moindres épreuves, nous témoignons des faiblesses honteuses ; une légère disgrâce, une contradiction, une humiliation, nous fait perdre cœur ; et de là viennent ces abattements, ces chagrins, ces impatiences et ces désespoirs où notre vie se passe. De là ces troubles qui nous agitent, qui nous désolent, qui nous ôtent toute attention à nos devoirs les plus essentiels, qui nous causent de mortels dégoûts pour les plus saints exercices de la piété, qui nous mettent dans une espèce d'impuissance de nous élever à Dieu, qui ébranlent jusqu'aux fondements de notre foi, et qui nous font non seulement croire que Dieu nous abandonne, mais souvent douter s'il y a un Dieu et une Providence ; ne considérant pas, aveugles et insensés que nous sommes, et ne voyant pas que c'est par là même que nous devons être convaincus qu'il y a un Dieu qui nous gouverne, et une Providence qui veille sur nous, puisqu'il est vrai qu'à notre égard, comme à l'égard de saint Etienne, les persécutions et les croix sont la précieuse matière dont notre couronne doit être formée, que sans cela le royaume de Dieu ne serait plus cette place de conquête qui ne peut être emportée que par violence ; que c'est pour cela que nous sommes les enfants des saints, et que nous n'avons pas encore résisté, comme eux, jusqu'à verser du sang.

 

Tel est, dis-je, le premier sujet de ma douleur ; et voici l'autre, encore plus touchant : saint Etienne, plein de force, a triomphé des tourments et de la mort ; et nous, tous les jours, nous sommes vaincus par la mollesse et par les douceurs de la vie. Ah ! mes Frères, disait saint Cyprien, parlant au peuple de Carthage, il est bien étrange que la paix dont jouit présentement l'Eglise n'ait servi qu'à nous corrompre et à nous pervertir. Tant que la persécution a duré, nous étions vifs et ardents ; mais maintenant que le christianisme respire, nous languissons ; nous n'avons plus à combattre que nous-mêmes, et nous succombons ; nos vices sont nos seuls persécuteurs, et nous leur cédons. C'est l'oisiveté qui nous affaiblit, c'est la prospérité qui nous relâche, c'est le plaisir qui nous enchante : Et nunc frangunt otio, quos bella non vicerant. Je vous dis de même, mes chers auditeurs ; notre confusion est que la foi ayant été, dans les martyrs, victorieuse de la barbarie et de l'inhumanité, elle soit aujourd'hui dans la plupart des chrétiens esclave de la volupté et de la sensualité : car, il faut l'avouer et en rougir, on ne sait plus de nos jours ce que c'est que la force chrétienne ; on ne pense pas seulement à résister au péché ; on ne se met pas même en défense contre l'iniquité du siècle. Des trois ennemis du salut que l'Apôtre nous marque, le démon, la chair et le monde, le plus redoutable c'est la chair ; mais bien loin de la traiter en ennemie, on la flatte, on l'épargne, on la nourrit autant qu'il est possible dans les délices, et l'on se trouve ensuite honteusement asservi et livré à ses désirs impurs : le plus artificieux, c'est le démon ; et bien loin d'être on garde contre lui, on est d'intelligence avec lui, on se plaît à en être tenté, ou plutôt on se suscite à soi-même des tentations plus dangereuses que toutes celles qui viennent de lui : le plus contagieux, c'est le monde ; et bien loin de le fuir, on le recherche, on l'idolâtre, on en veut être approuvé et applaudi, on se fait un mérite de s'y attacher : ces armes spirituelles dont le même saint Paul voulait que nous fussions revêtus pour repousser des ennemis si formidables, c'est-à-dire ce bouclier de la foi, cette cuirasse de la justice, ce glaive de la parole de Dieu, on se rend tout cela inutile, parce qu'on n'en fait aucun usage. Ces moyens établis de Dieu pour se fortifier contre les attaques et les ruses du tentateur, c'est-à-dire la pénitence, la vigilance, la persévérance dans la prière et dans les bonnes œuvres, ne nous servent à rien, parce qu'on refuse de les prendre ; on se rebute de tout, on s'effraye de tout ; les moindres difficultés sont des monstres pour nous, et de spécieux prétextes pour ne rien entreprendre, ou pour tout quitter. Ce n'est pas qu'on n'en ait des remords, ce n'est pas qu'on ne s'aperçoive bien que le relâchement où l'on vit est directement opposé à l'esprit de l'Evangile ; mais on se contente d’en accuser sa faiblesse, sans l'imputer jamais à son infidélité, ni à sa malice. Votre faiblesse, mon cher auditeur ? et à qui est-ce de la vaincre qu'à vous-même ? Or, quelles violences vous faites-vous ? quelles victoires remportez-vous ? vous êtes faible dans les moindres rencontres ; mais que serait-ce donc s'il fallait rendre à votre Dieu le témoignage que lui ont rendu les martyrs ? auriez-vous le courage de souffrir comme eux ? et pour juger si vous l'auriez alors, l'avez-vous dès à présent ? si vous ne l'avez pas , êtes-vous chrétien ? si vous l'avez, que ne le faites-vous voir dans les occasions que Dieu vous en fournit ? C'est là ce que saint Etienne vous prêche ; et je vous annonce, moi, que quand la voix de son sang ne le dirait pas, les pierres dont les Juifs le lapidèrent vous le feront entendre malgré vous dans le jugement de Dieu : Dico vobis, quia lapides clamabunt (Luc, XIX, 40.).

 

Je dis plus : parce que saint Etienne était plein de force, j'ajoute qu'il a triomphé d'un autre ennemi plus difficile encore à vaincre que la mort, qui est la passion de la vengeance ; et voilà le prodige de sa charité. Si je vous disais qu'il s'est contenté de pardonner à ses ennemis, en ne leur voulant point de mal, peut-être vous flatteriez-vous d'accomplir aussi bien que lui la loi de la charité parfaite : car c'est, dans le style du monde, à quoi communément on la réduit. Cet homme m'a offensé, et je lui pardonne, mais qu'on ne me demande rien davantage ; j'oublie l'injure qu'il m'a faite, mais qu'on ne me parle point de lui ; je ne lui ferai nul tort, mais qu'il n'attende de moi nulle grâce. Fantôme de charité, dont on se laisse aveugler jusqu'à s'en faire une fausse conscience. Mais quand, pour vous détromper d'une erreur si pernicieuse, je vous dis que saint Etienne a voulu du bien à ceux qui le lapidaient ; quand je vous dis qu'il les a aimés jusqu'à se faire leur intercesseur auprès de Dieu, jusqu'à prier Dieu pour eux avec plus de zèle que pour lui-même, jusqu'à leur obtenir, par son crédit, des grâces insignes ; qu'avez-vous à répondre, et que pouvez-vous opposer à cet exemple ? Oui, mon cher auditeur, c'est à cet exemple que j'en appelle de toutes les maximes que vous inspire le monde, pour vous justifier à vous-même vos vengeances : saint Etienne a aimé ses ennemis ; il n'avait garde de les haïr, dit saint Augustin, car il savait qu'il leur était redevable de toute sa gloire, et que c'était par eux que le royaume du ciel lui était ouvert : Nesciebat iis irasci, per quos sibi videbat regni caelestis aulam aperiri. Si vous agissiez dans les vues de la foi, ce seul motif suffirait pour étouffer tous les ressentiments qui se forment dans votre cœur. En effet, cet homme que vous prétendez être votre ennemi, cet homme qui vous a piqué, qui vous a raillé, qui vous a décrié et calomnié ; cet homme qui vous a rendu et qui vous rend sans cesse de mauvais offices, est celui que la Providence a destiné pour être un des instruments de votre salut, pour être un moyen de votre sanctification, pour servir à vous faire pratiquer ce qu'il y a de plus méritoire et de plus saint devant Dieu. Or en cette qualité, quoique d'ailleurs votre ennemi, n'est-il pas juste que vous l'aimiez et même que vous le respectiez ? Non seulementsaint Etienne a aimé ses persécuteurs, mais il les a aimés parce qu'ils étaient ses persécuteurs. Que font les pharisiens, en le lapidant ? Ecoutez la pensée de saint Fulgence, qui vous paraîtra aussi solide qu'ingénieuse : Saint Etienne, dit ce Père, comme premier martyr du christianisme, est une des pierres vivantes dont Jésus-Christ commence à bâtir son Eglise ; et les pharisiens, qui sont eux-mêmes des cœurs de pierre, frappant cette pierre mystérieuse, en font sortir les étincelles de la charité et de l'amour divin : Dum lapidei Judœi Stephanum percutiunt, ignem ex eo charitatis eliciunt. Excellente idée d'une charité vraiment chrétienne ! Aimer ceux qui vous font du bien, ceux qui sont dans vos intérêts, ceux qui vous servent et qui vous plaisent, c'est la charité des païens, et pour cela il ne faut point avoir recours à l'Evangile ; mais aimer ceux qui vous haïssent, ceux qui vous persécutent, ceux qui vous oppriment, et les aimer, lors même qu'ils travaillent avec plus d'ardeur et qu'ils sont même plus obstinés à vous opprimer, c'est la charité du chrétien, c'est l'esprit de votre religion, c'est ce qui doit vous discerner du phariisen et de l'infidèle : sans cette charité parfaite, dont Jésus-Christ a été le modèle et le législateur, en vain seriez-vous aussi mortifié et aussi austère que les plus fervents religieux : pour un homme du monde comme vous, voilà en quoi consiste votre essentielle austérité et votre première mortification.

 

Ah! Chrétiens, n'admirez-vous pas jusqu'où va la force de ce prodigieux amour d'Etienne pour ses ennemis ? Pendant qu'ils le lapident, il intercède pour eux, il demande grâce pour eux, il plaide leur cause ; et il la plaide si éloquemment, dit saint Augustin, qu'il paraît bien que c'est la charité même et le Saint-Esprit qui parle par sa bouche. Seigneur, s'écrie-t-il en s'adressant au Fils de Dieu, ne leur imputez pas ce péché : c'est vous-même qui sur la croix m'avez appris, par votre exemple. à tenir ce langage ; et je ne crains point que ma prière en faveur de ces malheureux soit téméraire et présomptueuse, puisqu'elle est conforme à la votre, et fondée sur la votre. Il est vrai que leur crime est grand ; mais souvenez-vous que vous avez prié votre Père pour la rémission d'un crime mille fois encore plus grand : car vous étiez le Maître et je ne suis que le serviteur et le disciple. J'ai donc droit d'espérer que, puisque vous avez vous-même jugé digne de pardon l'attentat et le déicide commis dans votre adorable personne, l'outrage qu'on me fait aujourd'hui ne sera point irrémissible ; et qu'après que vous avez dit pour ceux qui vous crucifiaient : Pater, dimitte illis (Luc, XXIII, 34.), je puis dire pour les auteurs de ma mort : Domine, ne statuas illis hoc peccatum (Act., VII, 59.). C'est ainsi que la charité de saint Etienne cherche à excuser et à disculper ses ennemis. Cela vous paraît héroïque ; et moi je soutiens que cet héroïsme, bien entendu, n'est point un simple conseil, mais un précepte, et que, si vous ne priez sincèrement et de bonne foi pour vos plus cruels ennemis, il n'y a point de salut pour vous. N'est-ce pas ce que vous enseigne l'Evangile, et n'y avez-vous pas lu cent fois ces paroles si expresses : Orate pro persequentibus vos, ut sitis fllii Patris vestri (Matth., V, 44.) ; Priez pour ceux qui vous outragent, afin que vous soyez les enfants de votre Père céleste ? Pouvait-on vous déclarer ce point en des termes plus forts ? n'est-ce pas la règle que saint Etienne a suivie ? en avez-vous une autre que lui ? l'entendez-vous mieux que lui ? pensez-vous et prétendez-vous qu'il vous en coûte moins qu'à lui ?

 

Qu'il est important, Chrétiens, de méditer souvent ces vérités ! Je vous ai dit que saint Etienne avait prié pour ceux qui le lapidaient avec plus de zèle que pour lui-même. C'est ce qui paraît encore dans la description que saint Luc nous a faite de son martyre : car pourquoi pensez-vous que ce saint diacre, après s'être tenu debout en recommandant son âme à Dieu, fléchisse les genoux pour recommander le salut de ses bourreaux : Positis autem genibus (Ad., VII, 59.) ? c'est qu'il sait que dans cette posture il sera plus en état d'être exaucé, et d'obtenir pour eux miséricorde. Il avait donc pour ses ennemis, conclut saint Bernard, une charité plus ardente que pour sa propre personne : Ampliorem erqo pro inimicis, quant pro scipso, habebat sollicitudinem.  Mais,  de plus, pourquoi hausse-t-il alors la voix, et pousse-t-il un grand cri vers le Ciel : Clamavit voce magna ? Pour empêcher, répond le cardinal Pierre Damien, que les cris des pharisiens n'aillent jusqu'à Dieu, et n'attirent sur eux sa vengeance. Les pharisiens criaient par un emportement de fureur, et saint Etienne par un excès de charité : Clamor lapidantium, furoris erat, clamor Stephani, pietatis. Or il fallait, ajoute ce Père, que le cri de la charité l'emportât sur les cris de la fureur, et c'est ce qui arrive : la voix de saint Etienne est si forte qu'elle se fait seule entendre ; Dieu n'a d'oreilles que pour lui ; et il est si touché de sa prière, qu'il ne peut, ce semble, lui résister , et qu'il répand sur les plus indignes sujets ses grâces les plus abondantes. C'est de la que Saul, le plus violent persécuteur de l’Eglise, est changé en un apôtre, et devient un vaisseau d'élection, comme si Dieu avait entrepris de seconder, par le plus éclatant miracle de sa miséricorde, les prodiges de la charité d'Etienne : car c'est à la charité d'Etienne qu'était attachée la prédestination, la vocation, la conversion de Paul ; puisqu'il est vrai, comme l'a remarqué saint Augustin, que si saint Etienne n'eût prié, l'Eglise n'aurait pas eu ce docteur des nations et cette grande lumière : Si Stephanus non orasset, Ecclesia Paulum non haberet. Or tirez la conséquence pour vous-mêmes, mes chers auditeurs, et prenez pour un des signes les plus certains de votre prédestination bienheureuse, cette charité envers vos ennemis.

 

Vous êtes pécheurs, et peut-être, au moment que je vous parle votre conscience est-elle dans un désordre qui vous doit faire trembler ; mais espérez tout, si vous pouvez vous résoudre à aimer chrétiennement cet homme qui s'est tourné contre vous, et dont vous avez reçu une injure qui vous blesse ; car cette victoire que vous remportez sur vous-mêmes, ce sacrifice que vous faites de votre ressentiment, est une preuve convaincante que vous aimez Dieu ; et dès que vous aimez Dieu, vous êtes en grâce avec Dieu.

 

Ce fut en achevant sa prière que saint Etienne s'endormit paisiblement dans le Seigneur : Cum hœc dixisset, obdormivit in Domino (Act., VII, 59.). Et il était juste, reprend saint Augustin, qu'il mourût de la sorte, et qu'il ne survécût pas à une prière si sainte. Qu'aurait-il pu dire, ou qu'aurait-il pu faire dans la suite d'une plus longue vie, qui approchât du mérite d'une telle charité ? C'est par là même aussi que je finis, Chrétiens, en vous conjurant d'imiter la charité de ce saint martyr, de l'exercer comme lui, cette charité si digne de la perfection et de l'excellence de votre foi ; cette charité que le paganisme n'a point connue, et que la nature ne peut inspirer.

 

Pardonnons afin que Dieu nous pardonne : car il nous traitera avec la même indulgence que nous aurons eue pour les autres ; il nous rendra bien pour bien, et grâce pour grâce ; autant que nous aurons remis d'offenses, autant il nous en remettra : disons mieux : pour une offense remise, il nous remettra toutes les nôtres, et nous couronnera dans son royaume éternel.

 

BOURDALOUE, SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT ETIENNE 

 

Le Martyre de Saint Etienne

Le Martyre de Saint Etienne, Annibale Carracci, Musée du Louvre

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14 décembre 2011 3 14 /12 /décembre /2011 05:00

Saint Jean de la Croix par Benoît XVI 

 

Il y a deux semaines, j'ai présenté la figure de la grande mystique espagnole Thérèse de Jésus. Je voudrais aujourd'hui parler d'un autre saint important de ces territoires, ami spirituel de sainte Thérèse, réformateur, avec elle, de la famille religieuse carmélitaine : saint Jean de la Croix, proclamé Docteur de l'Eglise par le Pape Pie XI, en 1926, et surnommé dans la tradition Doctor mysticus, «Docteur mystique».

 

Jean de la Croix naquit en 1542 dans le petit village de Fontiveros, proche d'Avila, en Vieille Castille, de Gonzalo de Yepes et Catalina Alvarez. Sa famille était très pauvre, car son père, issu d’une famille noble de Tolède, avait été chassé de chez lui et déshérité pour avoir épousé Catalina, une humble tisseuse de soie. Orphelin de père dans son jeune âge, Jean, à neuf ans, partit avec sa mère et son frère Francisco pour Medina del Campo, non loin de Valladolid, un pôle commercial et culturel. Il y fréquenta le Colegio de los Doctrinos, en assurant également d'humbles travaux pour les sœurs de l'église-couvent de la Madeleine. Par la suite, grâce à ses qualités humaines et ses résultats dans les études, il fut admis d'abord comme infirmier dans l'Hôpital de la Conception, puis au Collège des jésuites, qui venait d'être fondé à Medina del Campo : Jean y entra à dix-huit ans et étudia pendant trois ans les sciences humaines, la rhétorique et les langues classiques. A la fin de sa formation, sa vocation lui était très claire : la vie religieuse et, parmi tous les ordres présents à Medina, il se sentit appelé au Carmel.

 

Au cours de l'été 1563, il débuta le noviciat chez les Carmes de la ville, en prenant le nom religieux de Mattia. L'année suivante, il fut destiné à la prestigieuse université de Salamanque, où il étudia pendant un triennat les arts et la philosophie. En 1567, il fut ordonné prêtre et retourna à Medina del Campo pour célébrer sa première Messe entouré de l'affection de sa famille. C'est là qu'eut lieu la première rencontre entre Jean et Thérèse de Jésus. La rencontre fut décisive pour tous les deux : Thérèse lui exposa son programme de réforme du Carmel, l’appliquant également à la branche masculine de l'ordre et proposa à Jean d'y adhérer «pour la plus grande gloire de Dieu» ; le jeune prêtre fut fasciné par les idées de Thérèse, au point de devenir un grand défenseur du projet. Ils travaillèrent ensemble quelques mois, partageant les idéaux et les propositions pour inaugurer le plus rapidement possible la première maison des carmes déchaux : l'ouverture eut lieu le 28 décembre 1568 à Duruelo, un lieu isolé de la province d'Avila. Avec Jean, trois autres compagnons formaient cette première communauté masculine réformée. En renouvelant leur profession de foi selon la Règle primitive, tous les quatre adoptèrent un nouveau nom : Jean s'appela dès lors «de la Croix», nom sous lequel il sera universellement connu. A la fin de 1572, à la demande de sainte Thérèse, il devint confesseur et vicaire du monastère de l’Incarnation d'Avila, où la sainte était prieure. Ce furent des années d'étroite collaboration et d'amitié spirituelle, qui les enrichit tous deux. C'est à cette période que remontent aussi les plus importantes œuvres de Thérèse et les premiers écrits de Jean.

 

L’adhésion à la réforme du Carmel ne fut pas facile et coûta également de graves souffrances à Jean. L’épisode le plus traumatisant fut, en 1577, son enlèvement et son incarcération dans le couvent des carmes de l’antique observance de Tolède, à la suite d’une accusation injuste. Le saint fut emprisonné pendant des mois, soumis à des privations et des contraintes physiques et morales. En ce lieu, il composa, avec d’autres poésies, le célèbre Cantique spirituel. Finalement, dans la nuit du 16 au 17 août 1578, il réussit à fuir de façon aventureuse, se réfugiant dans le monastère des carmélites déchaussées de la ville. Sainte Thérèse et ses compagnons réformés célébrèrent avec une immense joie sa libération et, après une brève période pour retrouver ses forces, Jean fut destiné à l’Andalousie, où il passa dix ans dans divers couvents, en particulier à Grenade. Il assuma des charges toujours plus importantes dans l’ordre, jusqu’à devenir vicaire provincial, et il compléta la rédaction de ses traités spirituels. Il revint ensuite dans sa terre natale, comme membre du gouvernement général de la famille religieuse thérésienne, qui jouissait désormais d’une pleine autonomie juridique. Il habita au carmel de Ségovie, exerçant la charge de supérieur de cette communauté. En 1591, il fut relevé de toute responsabilité et destiné à la nouvelle province religieuse du Mexique. Alors qu’il se préparait pour ce long voyage avec dix autres compagnons, il se retira dans un couvent solitaire près de Jaén, où il tomba gravement malade. Jean affronta avec une sérénité et une patience exemplaires d’immenses souffrances. Il mourut dans la nuit du 13 au 14 décembre 1591, alors que ses confrères récitaient l’office de mâtines. Il les quitta en disant : «Aujourd’hui je vais chanter l’Office au ciel». Sa dépouille mortelle fut transférée à Ségovie. Il fut béatifié par Clément X en 1675 et canonisé par Benoît XIII en 1726.

 

Jean est considéré comme l’un des plus importants poètes lyriques de la littérature espagnole. Ses plus grandes œuvres sont au nombre de quatre : «La montée du Mont Carmel», «La nuit obscure», «Les cantiques spirituels» et «La vive flamme d’amour».

 

Dans les Cantiques spirituels, saint Jean présente le chemin de purification de l’âme, c’est-à-dire la possession progressive et joyeuse de Dieu, jusqu’à ce que l’âme parvienne à sentir qu’elle aime Dieu avec le même amour dont Il l’aime. La vive flamme d’amour poursuit dans cette perspective, en décrivant plus en détail l’état de l’union transformante avec Dieu. Le parallèle utilisé par Jean est toujours celui du feu : de même que le feu, plus il brûle et consume le bois, plus il devient incandescent jusqu’à devenir flamme, ainsi l’Esprit Saint, qui au cours de la nuit obscure purifie et «nettoie» l’âme, avec le temps l’illumine et la réchauffe comme si elle était une flamme. La vie de l’âme est une incessante fête de l’Esprit Saint, qui laisse entrevoir la gloire de l’union avec Dieu dans l’éternité.

 

La montée du Mont Carmel présente l’itinéraire spirituel du point de vue de la purification progressive de l’âme, nécessaire pour gravir le sommet de la perfection chrétienne, symbolisée par le sommet du Mont Carmel. Cette purification est proposée comme un chemin que l’homme entreprend, en collaborant avec l’action divine, pour libérer l’âme de tout attachement ou lien d’affection contraire à la volonté de Dieu. La purification, qui pour parvenir à l’union d’amour avec Dieu doit être totale, commence par celle de la vie des sens et se poursuit par celle que l’on obtient au moyen des trois vertus théologales : foi, espérance et charité, qui purifient l’intention, la mémoire et la volonté. La nuit obscure décrit l’aspect «passif», c’est-à-dire l’intervention de Dieu dans ce processus de «purification» de l’âme. L’effort humain, en effet, est incapable tout seul d’arriver jusqu’aux racines profondes des inclinations et des mauvaises habitudes de la personne : il peut seulement les freiner, mais non les déraciner complètement. Pour cela, l’action spéciale de Dieu est nécessaire, qui purifie radicalement l’esprit et le dispose à l’union d’amour avec Lui. Saint Jean qualifie de «passive» cette purification, précisément parce que, bien qu’acceptée par l’âme, elle est réalisée par l’action mystérieuse de l’Esprit Saint qui, comme la flamme du feu, consume toute impureté. Dans cet état, l’âme est soumise à tous types d’épreuves, comme si elle se trouvait dans une nuit obscure.

 

Ces indications sur les œuvres principales du saint nous aident à nous familiariser avec les points principaux de sa vaste et profonde doctrine mystique, dont l’objectif est de décrire un chemin sûr pour parvenir à la sainteté, l’état de perfection auquel Dieu nous appelle tous. Selon Jean de la Croix, tout ce qui existe, créé par Dieu, est bon. A travers les créatures, nous pouvons parvenir à la découverte de Celui qui a laissé en elles une trace de lui. La foi, quoi qu’il en soit, est l’unique source donnée à l’homme pour connaître Dieu tel qu’il est en soi, comme Dieu Un et Trine. Tout ce que Dieu voulait communiquer à l’homme, il l’a dit en Jésus Christ, sa Parole faite chair. Jésus Christ est le chemin unique et définitif vers le Père (cf. Jn 14, 6). Toute chose créée n’est rien par rapport à Dieu et ne vaut rien en dehors de Lui : par conséquent, pour atteindre l’amour parfait de Dieu, tout autre amour doit se conformer dans le Christ à l’amour divin. C’est de là que découle l’insistance de saint Jean de la Croix sur la nécessité de la purification et de la libération intérieure pour se transformer en Dieu, qui est l’objectif unique de la perfection. Cette «purification» ne consiste pas dans la simple absence physique des choses ou de leur utilisation ; ce qui rend l’âme pure et libre, en revanche, est d’éliminer toute dépendance désordonnée aux choses. Tout doit être placé en Dieu comme centre et fin de la vie. Le processus long et fatigant de purification exige certainement un effort personnel, mais le véritable protagoniste est Dieu : tout ce que l’homme peut faire est d’«être disposé», être ouvert à l’action divine et ne pas lui opposer d’obstacle. En vivant les vertus théologales, l’homme s’élève et donne une valeur à son engagement. Le rythme de croissance de la foi, de l’espérance et de la charité va de pair avec l’œuvre de purification et avec l’union progressive avec Dieu jusqu’à se transformer en Lui. Lorsque l’on parvient à cet objectif, l’âme est plongée dans la vie trinitaire elle-même, de sorte que saint Jean affirme qu’elle parvient à aimer Dieu avec le même amour que celui avec lequel il l’aime, car il l’aime dans l’Esprit Saint. Voilà pourquoi le Docteur mystique soutient qu’il n’existe pas de véritable union d’amour avec Dieu si elle ne culmine pas dans l’union trinitaire. Dans cet état suprême, l’âme sainte connaît tout en Dieu et ne doit plus passer à travers les créatures pour arriver à Lui. L’âme se sent désormais inondée par l’amour divin et se réjouit entièrement en lui.

 

Chers frères et sœurs, à la fin demeure la question: ce saint, avec sa mystique élevée, avec ce chemin difficile vers le sommet de la perfection, a-t-il quelque chose à nous dire à nous également, au chrétien normal qui vit dans les circonstances de cette vie actuelle, ou est-il un exemple, un modèle uniquement pour quelques âmes élues, qui peuvent réellement entreprendre ce chemin de la purification, de l’ascèse mystique ? Pour trouver la réponse, nous devons avant tout tenir compte du fait que la vie de saint Jean de la Croix n’a pas été un «envol sur les nuages mystiques», mais a été une vie très dure, très pratique et concrète, tant comme réformateur de l’ordre, où il rencontra de nombreuses oppositions, que comme supérieur provincial, ou dans les prisons de ses confrères, où il était exposé à des insultes incroyables et à de mauvais traitements physiques. Cela a été une vie dure, mais précisément au cours des mois passés en prison, il a écrit l’une de ses œuvres les plus belles. Et ainsi, nous pouvons comprendre que le chemin avec le Christ, aller avec le Christ, «le Chemin», n’est pas un poids ajouté au fardeau déjà assez difficile de notre vie, ce n’est pas quelque chose qui rendrait encore plus lourd ce fardeau, mais il s’agit d’une chose totalement différente, c’est une lumière, une force, qui nous aide à porter ce fardeau. Si un homme porte en lui un grand amour, cet amour lui donne presque des ailes, et il supporte plus facilement toutes les épreuves de la vie, car il porte en lui cette grande lumière ; telle est la foi : être aimé par Dieu et se laisser aimer par Dieu en Jésus Christ. Se laisser aimer est la lumière qui nous aide à porter le fardeau de chaque jour. Et la sainteté n’est pas notre œuvre, très difficile, mais elle est précisément cette «ouverture» : ouvrir les fenêtres de notre âme pour que la lumière de Dieu puisse entrer, ne pas oublier Dieu car c’est précisément dans l’ouverture à sa lumière que se trouve la force, la joie des rachetés.

 

Prions le Seigneur afin qu’il nous aide à trouver cette sainteté, à nous laisser aimer par Dieu, qui est notre vocation à tous et la véritable rédemption.

 

Audience Générale, 16 février 2011, Benoît XVI 

 

La Vierge du Carmel, Moretto da Brescia

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3 décembre 2011 6 03 /12 /décembre /2011 12:30

Dieu a fait des prodiges par le ministère de saint François-Xavier, et souvent il ne fait rien ou presque rien par le nôtre. D'où vient cette différence ? Il est bien juste que nous en recherchions la cause, et que nous examinions si notre zèle a les mêmes caractères que celui de Xavier ; s'il est aussi pur, s'il est aussi désintéressé, s'il nous détache aussi parfaitement du monde et de nous-mêmes ; car vous le savez mieux que moi, mes Frères, toute sorte de zèle n'est pas le véritable zèle de la charité, et il n'y a rien qui demande plus de discernement que le vrai zèle, parce qu'il n'y a rien en général de plus sujet que le zèle à l'illusion et à la passion. On a quelquefois trop de zèle, disait le grand évêque de Genève, saint François de Sales, et en même temps, ajoutait-il, l'on n'en a pas assez. On en a trop d'apparent, et l'on n'en a pas assez de solide ; on en a trop pour les créatures, et l'on n'en a pas assez pour Dieu ; on en a trop pour les autres, et l'on n'en a pas assez pour soi-même ; on en a trop pour les riches et pour les grands, et l'on n'en a pas assez pour les pauvres et pour les petits : or tout cela, ce sont des fantômes de zèle.

BOURDALOUE

 

 

Miracle de l'Evangile, renouvelé par François-Xavier dans la conversion des peuples de l'Orient, mais ce qui y met, ce me semble, le comble, c'est que Xavier l'ait renouvelé par les mêmes moyens dont se sont servis les apôtres dans la conversion du monde. Encore quelque attention, s'il vous plaît, pour cette seconde partie.

 

Faire de grandes choses, ce n'est point précisément et uniquement en quoi consiste la toute-puissance de Dieu ; mais faire de grandes choses de rien, c'est le propre de la vertu divine, et le caractère particulier qui la distingue. Ainsi Dieu en a-t-il usé dans la création et dans l'incarnation, qui sont, par excellence les deux chefs-d'œuvre de sa main. Dans la création, il a tiré tous les êtres du néant, c'est sur le néant qu'il a travaillé ; et parce qu'il agissait en Dieu, il a donné à ce néant une fécondité infinie : dans l'incarnation, il a réparé, renouvelé, réformé toute la nature, et, pour cela, il a eu besoin d'un Homme-Dieu ; mais il a fallu que cet Homme-Dieu s'anéantît, afin que Dieu pût s'en servir pour l'accomplissement du grand mystère de la rédemption du monde

 

Or, voilà aussi l'idée que Jésus-Christ a suivie dans l'établissement de l'Evangile. Il voulait convaincre l'univers que c'était l'œuvre de Dieu, et que Dieu seul en était l'auteur. Qu'a-t-il fait ? Il a choisi des sujets vils et méprisables, des hommes sans appui, sans crédit, sans talent ; des disciples qui furent la faiblesse même, des apôtres qui n'eurent point d'autres armes que la patience, point d'autres trésors que la pauvreté, point d'autre conseil que la simplicité : Non multi potentes, non multi nobiles, sed quœ stulta sunt mundi, elegit Deus (1 Cor., I, 27.). Eh quoi ! Seigneur, eût pu lui dire un sage du siècle, sont-ce là ceux que vous destinez à une si haute entreprise ? Avec des hommes aussi dépourvus de tous les secours humains, que prétendez-vous et qu'attendez-vous ? Mais : vous vous trompez, lui eût répondu ce Dieu Sauveur, vous raisonnez en homme, et j'agis en Dieu. Ces simples et ces faibles, ce sont les ministres que je demande, parce que j'ai de quoi les conduire et les soutenir. S'ils avaient d'autres qualités, ils feraient paraître leur puissance, et non la mienne. Pour faire réussir mon dessein, il me faut des hommes qui ne soient rien selon le monde, ou qui ne soient que le rebut du monde ; et la première condition requise dans un apôtre et un prédicateur de mon Evangile, c'est qu'il soit mort au monde et à lui-même.

 

Tel était, si je puis parler de la sorte, la politique de Jésus-Christ : politique sur laquelle il a fondé tout l'édifice de sa religion, et politique dont saint François-Xavier a suivi exactement les maximes dans toute sa conduite. Comment cela ? me direz-vous. Xavier n'avait-il pas tous les avantages du monde ? n'était-il pas de la première noblesse de Navarre ? ne s'était-il pas distingué dans l'université de Paris ? ne possédait-il pas des talents extraordinaires ? et quelque profession qu'il eût embrassée, lui manquait-il aucune des dispositions nécessaires pour s'y avancer, et même pour y exceller ? Tout cela est vrai ; mais je prétends que rien de tout cela n'a contribué au miracle que Dieu a opéré par son ministère : pourquoi ? parce qu'il a fallu que François-Xavier quittât tout cela et qu'il s'en dépouillât, pour travailler avec succès à la propagation de l'Evangile. Oui, il a fallu qu'il renonçât à ce qu'il était, qu'il oubliât ce qu'il savait ; qu'il devînt, par son choix, tout ce qu'avaient été les apôtres par leur condition, afin de se disposer comme eux aux fonctions apostoliques, et de pouvoir s'employer efficacement et heureusement à étendre le royaume de Jésus-Christ.

 

Par quel moyen est-il donc venu à bout de ce grand ouvrage, dont il se trouvait chargé ? Ah ! Chrétiens, que n'ai-je le loisir de vous le faire bien comprendre ! que n'ai-je des couleurs assez vives pour vous tracer ici le portrait de cet apôtre ! vous y verriez la parfaite image d'un saint Paul, c'est-à-dire un homme détaché de tout par le renoncement le plus universel à tous les biens de la vie, à tous les honneurs du siècle, à tous les plaisirs des sens ; un homme crucifié, et portant sur son corps toute la mortification du Dieu pauvre et du Dieu souffrant qu'il annonçait ; un homme immolé comme une victime, et sacrifié au salut du prochain ; un homme anathème pour ses frères, ou voulant l'être, et toujours prêt à se livrer lui-même, pourvu qu'il pût les affranchir de l'esclavage de l'enfer et les sauver.

 

Mais encore par quelle vertu a-t-il fait tant de merveilles dans la conversion de l'Orient ? est-il croyable que ce soit par tout ce que nous lisons dans son histoire ? je veux dire par une abnégation totale et sans réserve, par une humilité sans mesure, par un désir ardent du mépris, par une patience à l'épreuve de tous les outrages, par la plus rigoureuse pauvreté, par l'amour le plus passionné des croix et des souffrances : en un mot, par un abandon général de tout ce qui s'appelle douceurs, commodités, intérêts propres ? Est-ce ainsi qu'il s'est insinué dans les esprits, et sont-ce là les ressorts par où il a remué les cœurs pour les tourner vers Dieu ? Je vous l'ai dit, Chrétiens, et je le répète ; c'est par là même, et jamais il n'y employa d'autres moyens. En voulez-vous la preuve ? la voici en quelques points où je me renferme : car, dans un sujet si étendu, je dois me prescrire des bornes, et me contenter de quelques faits plus marqués, qui vous feront juger de tous les autres.

 

Il était d'une complexion délicate, et la vue seule d'une plaie lui faisait horreur : mais rien n'en doit faire à un apôtre ; il faut qu'il surmonte cette délicatesse, et qu'il apprenne à triompher de ses sens avant que d'aller combattre les ennemis de son Dieu. Sur cela que lui inspire son zèle ? vous l'avez cent fois entendu ; mais pouvez-vous assez l'entendre pour la gloire de Xavier et pour votre édification ? Retiré dans un hôpital, et employé auprès des malades, quel objet il aperçoit devant ses yeux ! et n'est-ce pas là que tout son courage est mis à l'épreuve, et que, pour vaincre les révoltes de la nature, il a besoin de toute sa ferveur et de toute sa force ? C'était un malade ; disons mieux, c'était un cadavre vivant, dont l'infection et la pourriture auraient rebuté la plus héroïque vertu. Que fera Xavier ? Au premier aspect son cœur malgré lui se soulève ; mais bientôt à ce soulèvement imprévu succède une sainte indignation contre lui-même : Eh quoi ! dit-il, faut-il que mes yeux trahissent mon cœur, et qu'ils aient peine à voir ce que Dieu m'oblige à aimer ? Touché de ce reproche, il s'attache à cet homme couvert d'ulcères, il embrasse ce cadavre que la foi lui fait envisager comme un des membres mystiques de Jésus-Christ, et mille fois il baise ses plaies avec le même respect et le même amour que Madeleine pénitente baisa les pieds de son Sauveur : il fait plus ; mais je ménage votre faiblesse, et je veux bien y avoir égard, pour vous épargner un récit où peut-être vous m'accusez de ne m'être déjà que trop arrêté. Or, qui pourrait dire combien cette victoire qu'il remporta sur lui-même lui valut pour la conquête des âmes ? De là et par ce seul effort, il devint insensible à tout le reste, pour n'être plus sensible qu'aux impressions de la charité. De là, les hôpitaux, dont il avait un éloignement naturel, devinrent pour lui une demeure ordinaire et agréable ; de là, il apprit à vivre parmi les pauvres, à converser et à se familiariser avec les barbares, à les visiter dans leurs cabanes, à les assister dans leurs besoins, à les aider de ses conseils dans leurs affaires, et à s'attirer ainsi toute leur confiance : car ces sauvages, tout sauvages qu'ils étaient , se trouvaient forcés de l'aimer, voyant qu'il aimait jusqu'à leurs misères : et, témoins des secours qu'ils en recevaient dans les infirmités de leurs corps et dans toutes les nécessités temporelles, ils lui abandonnaient au même temps le soin de leurs intérêts éternels et la conduite de leurs âmes.

 

Ce n'est pas assez : il faut qu'un apôtre soit pauvre lui-même, selon l'ordre que donna le Sauveur du monde à ces premiers prédicateurs de l'Evangile, qu'il envoya dans toutes les contrées de la terre, sans biens, sans revenus, sans héritage, et à qui même il marqua en termes exprès, s'ils avaient deux habits, de n'en garder qu'un, et de n'être point en peine de leur entretien et de leur subsistance. Dans les entreprises humaines, pour peu qu'elles soient importantes, on a besoin de grandes ressources, et ce n'est souvent qu'à force de libéralités et de profusions qu'on les fait réussir : mais n'avoir rien, ne posséder rien, et dans cette extrême disette exécuter des desseins à quoi d'immenses trésors et les plus amples largesses ne suffiraient pas, c'est là que paraît évidemment le pouvoir et la vertu de Dieu. Autre moyen qu'employa Xavier à la conversion des peuples. Il part de Rome pour se rendre à Lisbonne ; c'est un roi qui l'invite, c'est le souverain pontife qui l'envoie, c'est de la dignité même de légat du Saint-Siège, aussi éminente que sacrée, qu'il est revêtu : mais quelle pompe l'accompagne, ce ministre d'un grand roi et ce légat apostolique ? en deux mots, mes chers auditeurs, vous allez l'apprendre : un habit usé et un bréviaire, voilà tout l'appareil de sa marche et toutes les richesses qu'il porte avec soi. Peut-être, lorsqu'il s'agira d'entrer dans le champ du Seigneur, et que de Lisbonne il faudra passer dans les Indes, pensera-t-il à se pourvoir ? Que dis-je ! il se croira toujours abondamment pourvu de toutes choses, tant qu'il mettra sa confiance en Dieu, et qu'il s'abandonnera aux soins de sa providence ; tout autre secours, il le refusera, se tenant plus riche de sa pauvreté que de tous les biens du monde.

 

C'est avec le signe de cette sainte pauvreté qu'il arrive à Mozambique, qu'il se fait voir à Mélinde, à Socotora, à Goa ; qu'il va mouiller à la côte de la Pêcherie, qu'il parcourt le royaume de Travancor ; qu'il visite les îles de Manar, d'Amboine, de Ceylan, les Moluques ; vivant de ce qu'il a soin de mendier, et, du reste, aussi peu attentif à sa nourriture, à sa demeure, à son vêtement, que s'il n'avait point de corps à soutenir. Mais quoi ! n'était-ce pas avilir son caractère ? n'était-ce pas tenter Dieu ? Non, Chrétiens, ce n'était ni l'un ni l'autre ; car, d'une part, les dignités ecclésiastiques n'en deviendraient que plus vénérables, et ne seraient, en effet, que plus respectées et plus révérées, si la pauvreté de Jésus-Christ et la simplicité de l'Evangile en bannissaient l'abondance, le luxe et le faste ; et d'ailleurs, Xavier n'ignorait pas que Dieu ne manque jamais à ses ministres, dès qu'ils ne cherchent que lui-même et que sa gloire, et qu'il fait même servir leur pauvreté au succès de leur ministère : aussi combien fut efficace le désintéressement de notre apôtre auprès de ces infidèles, qui en furent tout à la fois et les témoins et les admirateurs ? Pourquoi, disaient-ils, et comment un homme si réglé et si sage dans toute sa conduite a-t-il quitté sa patrie, traversé tant de mers, essuyé tant de périls, pour venir ici mener une vie pauvre et misérable ? est-ce la nature, est-ce l'amour de soi-même qui inspire un tel dessein ? il faut donc qu'il y ait dans son entreprise quelque chose de particulier, et au-dessus de nos connaissances ; il faut que ce soit un Dieu qui l'ait envoyé, et que la loi qu'il nous annonce ait une vertu supérieure et toute céleste qui nous est cachée. Ce raisonnement était comme le préliminaire de leur conversion, et bientôt la grâce achevait, parmi ces Indiens, ce que la pauvreté volontaire de Xavier avait commencé.

 

Et par quelle voie pénétra-t-il jusque dans la capitale du Japon ? Ô providence de mon Dieu ! que vous êtes admirable et adorable, lorsque vous employez ainsi la faiblesse même, la bassesse même, l'humilité même, et l'humilité la plus profonde, à soumettre les forts, les puissants, les grands ! Oui, glorieux apôtre, c'est sur le fondement de votre humilité , comme sur la pierre ferme, que Dieu établit cette Eglise du Japon, si célèbre par ses combats pour la foi de Jésus-Christ, et plus célèbre encore par ses triomphes. Le Sauveur des hommes, descendant sur la terre, s'humilia pour nous, dit saint Paul, et pour notre rédemption, jusqu'à prendre la forme d'esclave : Exinanivit semetipsum, formam servi accipiens (Philip., II, 7.). Permettez-moi, mes chers auditeurs, d'en dire par proportion autant de François-Xavier, lorsque, pour entrer dans Méaco, le siège de ce grand empire où Dieu l'appelait, et dont il voyait les avenues fermées, il voulut bien, par le plus prodigieux abaissement, se réduire à la condition d'un vil serviteur ; que, dans cette vue, il se donna à un cavalier, qu'il se chargea de son équipage, qu'il le suivit durant près d'une journée par des chemins raboteux et semés d'épines qui lui déchiraient les pieds ; et que, malgré toutes ces difficultés qu'il eut à surmonter, malgré l'extrême défaillance où le firent tomber tant de fatigues, il parvint enfin au terme d'une course si humiliante et si pénible : Exinanivit semetipsum, formam servi accipiens. Le voilà donc selon ses vœux, mais, du reste, seul et sans autre escorte que deux compagnons qu'il s'est associés ; le voilà, dis-je, au milieu d'une terre ennemie; et que prétend-il ? la conquérir tout entière, c'est-à-dire la purger de ses anciennes erreurs, l'instruire et la sanctifier. Et de quelles armes veut-il pour cela se servir ? point d'autres armes que celles dont usèrent avant lui les apôtres, les armes des vertus. Mais encore de quelles vertus ? non point tant de ces vertus éclatantes qui frappent les yeux et qui brillent devant les hommes, que des vertus les plus obscures, ce semble, et les plus capables de le dégrader, de le rabaisser, de l'anéantir : d'un amour du mépris qui lui fait aimer et rechercher les opprobres et les ignominies ; d'une patience inaltérable, qui lui fait supporter, sans se plaindre, les plus sensibles affronts et les injures les plus sanglantes ; d'une constance inébranlable au milieu des plus cruelles persécutions que l'enfer lui suscite ; d'une condescendance infatigable qui le fait descendre à tout, prenant soin lui-même de l'instruction des enfants, parcourant les rues la clochette à la main pour les rassembler, et se faisant comme enfant avec eux pour en faire des enfants de Dieu.

 

Combien d'esprits profanes et imbus des maximes du monde le méprisèrent, et combien encore le mépriseraient, en le voyant au milieu de ces enfants qui le suivaient en foule, et qu'il recevait avec une bonté de père ! Mais, chose admirable, et que nous devons regarder comme le plus visible témoignage de la présence et de l'opération miraculeuse de l'Esprit divin qui présidait à ces saintes assemblées ! c'est de ces enfants mêmes que Xavier formait des troupes auxiliaires, plus terribles à l'enfer que toutes les puissances de la terre ; c'est de ces enfants mêmes qu'il faisait des apôtres ; c'est à ces enfants qu'il donnait des missions, qu'il communiquait le pouvoir de guérir les malades, de chasser les démons, de prêcher la foi. Confiteor tibi, Pater, Domine cœliet terrœ, quia abscondisti haie a sapientibus, et revelasti ea parvulis (Matth., XI, 25.) : Ô mon Dieu, disait ce saint homme dans une de ses épîtres, j'adore votre providence éternelle, d'avoir attaché à de si faibles moyens un de vos plus grands ouvrages ! Mais je ne m'en étonne point, Seigneur ; car vous ne voulez pas que le prix de votre mort soit anéanti : or, si l'éloquence des hommes pouvait exécuter cette entreprise, l'humilité de la croix serait inutile et sans effet : Non in sapientia verbi, ut non evacuetur crux Christi (1 Cor., I, 17.). Ensuite, s'adressant à Ignace, à qui, par une confiance filiale, il déclarait tous les mouvements de son cœur : Plût à Dieu, poursuivait-il, que tels et tels que nous avons connus dans l'université de Paris, remplis de science et des plus belles qualités de l'esprit, fussent ici pour admirer avec moi la force de la parole de Dieu, quand elle n'est point déguisée par l'artifice, ni corrompue par l'intention ! Ils oublieraient tout ce qu'ils savent, pour ne savoir plus que Jésus-Christ crucifié ; et au lieu de ces discours qu'ils préparent avec tant d'étude et qu'ils débitent avec si peu de fruit, ils se réduiraient à l'état des enfants, afin de devenir les pères des peuples. Ainsi parlait Xavier, et de là cette belle leçon qu'il faisait à un de ses plus illustres compagnons, recteur du nouveau collège de Goa : Barzée, lui disait-il, que le soin du catéchisme soit le premier soin de votre charge. C'a été l'emploi des apôtres, et c'est le plus important de notre compagnie. Ne croyez pas avoir rien fait, si vous le négligez ; et comptez sur tout le reste, tandis que l'on s'acquittera avec fidélité d'un exercice si utile et si nécessaire. Or, ce que Xavier conseillait là-dessus aux autres, c'est ce qu'il pratiquait lui-même avec d'autant plus de zèle, qu'il y trouvait tout ensemble et de quoi s'humilier, et de quoi avancer plus sûrement et plus efficacement la gloire de Dieu.

 

Vous me direz qu'il s'est vu comblé d'honneurs dans les cours des rois, qu'ils l'ont reçu avec distinction dans leurs palais, qu'ils l'ont invité à leurs tables, qu'ils l'ont admis dans leurs entretiens les plus familiers et les plus intimes. Je le sais ; mais c'est en cela même que nous découvrons la conduite de Dieu, qui élève les petits, qui donne à leurs paroles un attrait dont les âmes les plus hautaines et les plus indociles se sentent touchées ; et qui, tout méprisables qu'ils paraissent selon le monde, leur fait trouver grâce auprès des princes et des monarques. Vous me direz qu'il faisait des miracles, et que ces miracles si surprenants et si fréquents prévenaient les peuples en sa faveur, et le rendaient célèbre dans l'Inde et dans le Japon. J'en conviens ; mais pourquoi Dieu lui mit-il de la sorte son pouvoir dans les mains ? parce que c'était un homme qui, sans se confier jamais en lui-même, ne se confiait qu'en Dieu ; un homme qui, sans jamais s'attribuer rien à lui-même, référait tout à Dieu ; un homme qui, ennemi de sa propre gloire et de lui-même, ne cherchait pour lui-même dans tous ses travaux que le travail, et ne pensait qu'à faire adorer et aimer Dieu ; enfin, un homme qui, dans le dénûment entier et le parfait dépouillement où il s'était réduit, donnait à connaître que tout ce qu'il opérait de plus merveilleux et de plus grand n'était l'effet ni de la prudence, ni de l'opulence, ni de la puissance humaine, mais uniquement et incontestablement l'ouvrage de Dieu.

 

N'en disons pas davantage, mes chers auditeurs ; car je n'ai pas le temps de m'étendre ici plus au long, et il faut finir. Mais soit que nous considérions le succès de François-Xavier dans le cours de sa mission, soit que nous ayons égard aux moyens qu'il y a fait servir, nous pouvons conclure que depuis saint Paul, le docteur des nations, jamais homme n'a pu dire avec plus de vérité, ni plus de sujet que Xavier : Existimo nihil me minus fecisse a maquis apostolis (2 Cor., XI, 5). Je crois n'en avoir pas moins fait que les plus grands apôtres. Quand saint Paul parlait de la sorte, c'était sans préjudice de son humilité, puisque dans le fond il se regardait comme le dernier des apôtres : Ego enim sum minimus apostolorum (I Cor., XV, 9.). Et quand je mets ce glorieux témoignage dans la bouche de Xavier, ce n'est pas pour exprimer ce qu'il pensait de lui-même, mais ce que nous en devons penser. Une chose lui a manqué, c'est de verser son sang comme les apôtres, et de joindre à la gloire de l'apostolat la couronne du martyre. Mais, mon Dieu, vous savez quels furent sur cela les sentiments et les dispositions de son cœur. Vous savez quel sacrifice il eut à vous faire, et il vous fit, sur ce rivage où il plut à votre providence de l'arrêter et de terminer sa course. Si le désir peut devant vous suppléer à l'effet, ah ! Seigneur, souhaita-t-il rien plus ardemment que de sacrifier pour vous sa vie ? Et même ne la sacrifia-t-il pas ; et une vie volontairement exposée pour l'honneur de votre nom, et pour la propagation de votre Eglise, à tant de fatigues sur la terre, à tant d'orages sur la mer, à tant de traverses de la part de vos ennemis, à tant de souffrances et de misères, ne fut-ce pas une mort continuelle et un martyre ?

 

Quoi qu'il en soit, mes Frères, voilà le modèle que cette sainte solennité nous met aujourd'hui devant les yeux ; et quand je dis mes Frères, j'entends ceux que Dieu a choisis pour les mêmes emplois et le même ministère que François-Xavier, ceux qu'il a destinés à la conduite des âmes, à la prédication de l'Evangile, à toutes les fonctions du sacerdoce, tels qu'il s'en trouve ici plusieurs, séculiers et religieux, de tous les états et de tous les ordres. C'est, dis-je, à vous, mes Frères, que je m'adresse présentement, à vous qui êtes les prêtres de Jésus-Christ, qui êtes les coopérateurs du salut des hommes, qui êtes établis pour la sanctification des peuples. Il ne m'appartient pas de vous apprendre vos devoirs ; mais encore est-il bon que nous nous instruisions quelquefois les uns les autres ; et puisque nous honorons en ce jour la sainteté d'un prêtre, d'un missionnaire, d'un prédicateur, d'un confesseur, d'un directeur des consciences, et que nous participons à toutes ces qualités, n'est-il pas convenable que nous fassions quelque retour sur nous-mêmes, pour voir comment nous les soutenons ? Dieu a fait des prodiges par le ministère de saint François-Xavier, et souvent il ne fait rien ou presque rien par le nôtre. D'où vient cette différence ? Il est bien juste que nous en recherchions la cause, et que nous examinions si notre zèle a les mêmes caractères que celui de Xavier ; s'il est aussi pur, s'il est aussi désintéressé, s'il nous détache aussi parfaitement du monde et de nous-mêmes ; car vous le savez mieux que moi, mes Frères, toute sorte de zèle n'est pas le véritable zèle de la charité, et il n'y a rien qui demande plus de discernement que le vrai zèle, parce qu'il n'y a rien en général de plus sujet que le zèle à l'illusion et à la passion. On a quelquefois trop de zèle, disait le grand évêque de Genève, saint François de Sales, et en même temps, ajoutait-il, l'on n'en a pas assez. On en a trop d'apparent, et l'on n'en a pas assez de solide ; on en a trop pour les créatures, et l'on n'en a pas assez pour Dieu ; on en a trop pour les autres, et l'on n'en a pas assez pour soi-même ; on en a trop pour les riches et pour les grands, et l'on n'en a pas assez pour les pauvres et pour les petits : or tout cela, ce sont des fantômes de zèle.

 

Mais le point important, mes Frères, c'est ce que j'ai dit, et ce que Xavier nous a si bien appris, savoir, que nous ne serons jamais des instruments dignes de Dieu, et propres à l'avancement de sa gloire, si nous ne mourons à nous-mêmes, et si nous n'entrons dans cet esprit d'anéantissement, qui fut l'esprit du Sauveur des hommes et l'esprit de tous les apôtres. Voilà de quoi nous devons être persuadés comme d'un principe de foi : avec cela, Dieu se servira de nous ; sans cela, Dieu n'agréera jamais nos soins. Nous pourrons bien faire des actions éclatantes, mais nous ne gagnerons point d'âmes à Jésus-Christ ; le monde nous applaudira, mais le monde ne se convertira pas ; nous établirons notre réputation, mais Dieu n'en sera pas plus glorifié : et pourquoi voudrait-on que les choses allassent autrement ? sur quoi l'espérerait-on ? Dieu a prétendu sauver le monde par l'humilité :le sauverons-nous par la recherche d'une vaine estime et d'un faux honneur ? le Fils de Dieu s'est anéanti lui-même pour opérer le salut des pécheurs : y coopérerons-nous en nous élevant et en nous faisant valoir ? Non, non, mes Frères, cela ne sera jamais : Dieu n'a point pris cette voie et il ne la prendra jamais. Les apôtres ont converti le monde par l'opprobre de la croix, et c'est par là que nous le devons convertir.

 

De là vient que quand je vois les ouvriers évangéliques dans l'élévation et dans l'éclat, favorisés, honorés, approuvés du monde, je tremble, et je me défie de ces avantages trompeurs ; pourquoi ? parce que je dis : ce n'est point de la sorte que le monde a été sanctifié. Au contraire, quand je les vois en butte à la censure et à la malignité du monde, dans l'abjection, dans la persécution, dans le mépris et la haine du monde, j'en augure bien : car je sais que ce sont là les moyens dont Jésus-Christ et les premiers ministres de son Eglise se sont servis. Pardonnez-moi, mes Frères, si je vous explique ainsi mes sentiments ; je le fais plus pour ma propre instruction que pour la vôtre.

 

Pour vous, mes chers auditeurs, qui n'êtes point appelés de Dieu à ces fonctions apostoliques, tout ce que j'ai à vous demander, c'est que vous soyez les apôtres de vous-mêmes, et que vous ayez pour votre âme, chacun en particulier, le même zèle que François-Xavier a eu pour celle des autres. Est-ce trop exiger de vous ? Tout ce que j'ai à vous demander, c'est que vous soyez les apôtres de vos familles et que vous fassiez au moins servir Dieu dans vos maisons, et par vos domestiques, par vos proches, par vos enfants, comme François-Xavier l'a fait servir dans des terres étrangères, et par des sauvages et des barbares. Cela n'est-il pas raisonnable ? Ah ! Chrétiens, si nous venons à nous perdre, et si nous négligeons le salut de quelques âmes qui nous sont confiées, qu'aurons-nous à répondre, quand Dieu nous mettra devant les yeux des apôtres, qui, non contents de se sauver eux-mêmes, ont encore sauvé avec eux des nations entières ? Prévenons un si terrible reproche, et, par une ferveur toute nouvelle, mettons-nous en état de parvenir un jour à cette souveraine béatitude que la foi nous propose comme le plus précieux de tous les biens, et que je vous souhaite.

 

BOURDALOUE, SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT FRANÇOIS-XAVIER

 

 

Mort de Saint François Xavier

Mort de Saint François Xavier

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3 décembre 2011 6 03 /12 /décembre /2011 05:00

C'est par le ministère d'un seul prédicateur que Dieu, jusqu'au milieu de l'idolâtrie, a opéré ces miracles de conversion ; et dans le centre de la foi tant de prédicateurs suffisent à peine pour convertir un pécheur. Xavier prêchait à des infidèles, et il les touchait ; nous prêchons à des chrétiens, et ils demeurent insensibles. A quoi attribuerons-nous cette monstrueuse opposition ?

BOURDALOUE

 

 

Ecce non est abbreviata manus Domini, ut salonre nequeat. 

Voici un miracle de la vertu de Dieu, qui fait bien voir que le bras du Seigneur n'est pas raccourci, et qu'il peut encore sauver son peuple. (Isaïe, chap. LIX, 1.) 

 

Monseigneur, (Messire François Faure, évêque d'Amiens) 

 

Quel est ce miracle dont nous avons été nous-mêmes témoins, et en quel sens peuvent convenir ces paroles du Prophète à l'homme apostolique dont nous solennisons la fête ? Est-ce l'éloge de François-Xavier que j'entreprends, ou n'est-ce pas l'éloge de la foi qu'il a prêchée ? et si le Seigneur, dans ces derniers siècles, a fait éclater sa toute puissante vertu par la conversion d'un nouveau monde, est-ce au ministre de ce grand ouvrage qu'il en faut attribuer la gloire, ou n'est-ce pas plutôt au Maître qui l'avait choisi, et qui l'a si heureusement conduit dans l'exercice de son ministère ? Parlons donc, Chrétiens, non pas pour exalter le mérite de l'apôtre des Indes et du Japon, mais pour reconnaître la force de l'Evangile qu'il a porté à tant de nations barbares et des merveilleux succès de sa prédication, une preuve sensible et toute récente de l'incontestable vérité de la foi à laquelle il a soumis les plus fières puissances de l'Orient : Ecce non est abbreviata manus Domini. Voici un prodige que Dieu nous a mis devant les yeux, pour nous convaincre et pour confirmer notre foi peut-être chancelante, toujours au moins faible et languissante : c'est la propagation du christianisme en de vastes pays d'où l'infidélité l'avait  banni, et où Xavier, sur les ruines de l'idolâtrie et malgré tous les efforts de l'enfer, a eu le bonheur de le rétablir. Je ne prétends point égaler par là cet ouvrier évangélique aux premiers apôtres. Je sais quelles furent les prérogatives de ces douze princes de l'Eglise, et quelle supériorité le ciel leur donna, soit par l'avantage de la vocation, soit par l'étendue du pouvoir, soit par la plénitude de la science. Mais après tout, comme saint Augustin a remarqué que ce n'était point déroger à la dignité de Jésus-Christ, de dire que saint Pierre a fait de plus grands miracles que lui : aussi ne crois-je rien diminuer de la prééminence des apôtres, quand je dis que Dieu, pour l'amplification de son Eglise, a employé saint François-Xavier à faire un miracle non moins surprenant ni moins divin que tout ce que nous admirons dans ces glorieux fondateurs de la religion chrétienne.

 

C'est, Monseigneur, ce que nous allons voir ; et je ne puis douter qu'entre les honneurs que reçoit de la part des hommes l'illustre saint dont nous célébrons la mémoire, il n'agrée surtout le culte et le témoignage de piété que Votre Grandeur vient ici lui rendre. On sait quel fut son respect et sa profonde vénération pour les évêques, légitimes pasteurs du troupeau de Jésus-Christ, et les dépositaires de l'autorité de Dieu ; on sait avec quelle soumission il voulut dépendre d'eux ; que c'était sa grande maxime ; que c'était, disait-il lui-même, la bénédiction de toutes ses entreprises, et que c'est enfin une des plus belles vertus que l'histoire de sa vie nous ait marquées.

 

Mais, Monseigneur, si Xavier eût vécu de nos jours, et qu'il eût eu à travailler sous la conduite et sous les ordres de Votre Grandeur, combien, outre ce caractère sacré qui vous est commun avec plusieurs, eût-il encore honoré dans vous d'autres grâces qui vous sont particulières.  Aussi zélé qu'il était pour l'honneur de l'Evangile, combien eût-il révéré dans votre personne un des plus célèbres prédicateurs qu'ait formé notre France ; un homme dont le mérite semble avoir eu du ciel le même partage que celui de Moïse, et à qui nous pouvons si bien appliquer ce qui est dit de ce fameux législateur : Glorificavit illum in conspectu regum, et jussit illi coram populo suo (Eccli., XLV, 3.) ; Dieu l'a glorifié devant les têtes couronnées par le ministère de sa sainte parole, et lui a donné ensuite l'honorable commission de gouverner son peuple. Voilà, Monseigneur, ce qui eût sensiblement touché le cœur de Xavier : et Votre Grandeur n'ignore pas comment les nôtres sur cela même sont disposés. Que n'ai-je, pour traiter dignement le grand sujet qui me fait aujourd'hui monter dans cette chaire, et paraître en votre présence, ce don de la parole et cette éloquence vive et sublime qui vous est si naturelle ! mais le secours du Saint-Esprit suppléera à ma faiblesse, et je le demande par la médiation de Marie : Ave, Maria.

 

Une des difficultés les plus ordinaires que formaient autrefois les païens contre notre religion, c'était, si nous en croyons le vénérable Bède, qu'on n'y voyait plus ces miracles dont leur parlaient les chrétiens, et qu'ils produisaient comme les preuves certaines de sa divinité : ce qui faisait conclure à ces ennemis du christianisme, ou qu'il avait dégénéré de ce qu'il était, ou qu'il n'avait jamais été ce qu'on prétendait. A cela, les Pères répondaient diversement. Il est vrai, disait saint Grégoire, pape, que ce don des miracles n'est plus aujourd'hui si  commun  qu'il  l'a été dans la   primitive Eglise ; mais aussi n'est-il plus désormais si nécessaire qu'il l'était alors : car la foi, naissante encore, n'était, dans ces premiers temps, qu'une jeune plante qui, pour croître et pour se fortifier, devait être arrosée et nourrie de ces grâces extraordinaires ; mais maintenant qu'elle a jeté de profondes racines, et qu'elle est en état de se soutenir, elle n'a plus besoin de ce secours. Cette réponse est solide, mais celle de saint Augustin me paraît plus sensible et plus convaincante, lorsqu'il raisonnait de la sorte, en disputant contre les infidèles : Ou vous croyez les miracles sur quoi nous appuyons la vérité de la religion chrétienne, ou vous ne les croyez pas : si vous les croyez, c'est en vain que vous nous en demandez de nouveaux, puisque Dieu s'est assez expliqué par ceux qu'il a opérés d'abord dans l'établissement du christianisme : si vous ne les croyez pas, du moins faut-il que vous en reconnaissiez un, bien authentique et plus fort que tous les autres, savoir, que, sans miracles, le monde ait été converti à la foi de Jésus-Christ : Si Christi miraculis non creditis, saltem huic miraculo credendum est, mundum sine miraculis fuisse conversum. En effet, qu'y a-t-il de plus miraculeux qu'une telle conversion ? Mais permettez-moi, mes chers auditeurs, d'ajouter ma pensée à celle de ces grands hommes : car je dis que les miracles de l'Eglise naissante n'ont point cessé ; je prétends qu'ils subsistent encore, et que Dieu les a continués jusque dans ces derniers siècles ; et je puis toujours m'écrier, avec le Prophète, que le bras tout-puissant du Seigneur n'est point raccourci : Ecce non est abbreviata manus Domini.

 

Pour vous en faire convenir avec moi, je vous demande quel est, de tous les miracles qui se sont faits dans l'établissement de l'Eglise, le plus merveilleux et le plus grand ? n'est-ce pas, comme dit saint Ambroise, l'établissement de l'Eglise même ? Rappelez dans votre esprit de quelle manière la loi chrétienne s'est répandue dans le monde ; la sublimité de ses mystères incompréhensibles, et même opposés, en apparence, à la raison humaine ; la sévérité de sa morale, contraire à toutes les inclinations de l'homme et à ses sens ; les violents assauts et les combats qu'elle a eu à essuyer ; la faiblesse des apôtres dont Dieu s'est servi pour la prêcher, et toutefois les succès étonnants de leur prédication dans les royaumes,  dans les empires, dans tous les états. Il n'y a point d'esprit droit et équitable qui, pesant bien tout cela, n'y découvre un miracle visible, et qui n'avoue, avec Pic de la Mirande, que c'est une extrême folie de ne pas croire à l'Evangile : Maximœ insaniœ est Evangelio non credere. Or, je soutiens que saint François-Xavier a renouvelé ce miracle, et je soutiens qu'il l'a renouvelé par les mêmes moyens que les apôtres de Jesus-Christ y ont employés : en deux mots, Xavier, pour la propagation de la foi, a fait des choses infiniment au-dessus de toutes les forces humaines : c'est la première partie ; Xavier, comme les apôtres, a fait ces prodiges de zèle par des moyens qui ne tiennent rien de la prudence et de la sagesse humaine : c'est la seconde partie. Un monde converti par François-Xavier, voilà le succès de l'Evangile ; Xavier travaillant à convertir tout un monde par les abaissements et les souffrances, voilà la conduite de l'Evangile : le succès et la conduite joints ensemble, c'est ce que j'appelle le miracle de l'Evangile, et voilà le partage de ce discours et le sujet de votre attention.

 

 Saint Augustin, expliquant ces paroles du psaume quarante-quatrième : Pro patribus tuis nati sunt tibi filii (Psal., XLIV, 17.), en fait une application bien juste, lorsque, s'adressant à l'Eglise, il lui parle de cette sorte : Sainte épouse du Sauveur, ne vous plaignez pas que le ciel vous ait abandonnée, parce que vous ne voyez plus Pierre et Paul, ces grands apôtres dont vous avez pris naissance, et qui ont été vos pères : Non ergo te putes esse desertam , quia non vides Petrum, quia non vides Paulum, quia non vides eos per quos nata es ; car vous avez formé des enfants héritiers de leur esprit, et qui vous rendront aussi glorieuse et aussi féconde que vous le fûtes jamais : Ecce pro patribus tuis nati sunt tibi filii. Or, entre ces enfants de l'Eglise, successeurs des apôtres et comme les dépositaires de leur zèle, il me semble, Chrétiens, que je puis mettre François-Xavier dans le premier rang ; et le miracle qu'il a plu à Dieu d'opérer par son ministère en est la preuve évidente : Ecce non est abbreviata manus Domini.

 

Examinons-le, ce miracle. Après l'avoir étudié avec soin, pour ne rien dire qui ne soit autorisé et par la voix publique, et par le témoignage même de l'Eglise qui l'a reconnu ; sans rien exagérer dans une chaire consacrée à la vérité, mais à ne prendre que la substance de la chose, et à considérer le fait précisément en lui-même, dénué de toutes les circonstances qui le relèvent, le voici tel que je le conçois et que vous le devez concevoir. Xavier, par la seule vertu de la divine parole, a soumis un monde entier à l'empire du vrai Dieu, a répandu en plus de trois mille lieues de pays la lumière de l'Evangile, a fondé un nombre presque innombrable d'Eglises dans l'Orient ; est entré en possession de cinquante-deux royaumes, pour y faire régner Jésus-Christ ; a dompté partout l'infidélité du paganisme, l'obstination de l'hérésie, le libertinage de l'impiété ; a conféré de sa main le baptême à plus d'un million d'idolâtres, et les a présentés à Dieu comme de fidèles adorateurs de son nom : voilà le miracle de notre foi. Miracle au-dessus de tout ce que nous lisons de ces héros, ou vrais, ou prétendus , que l'histoire profane a tant vantés ; miracle où je puis dire, en me servant de la belle expression de saint Ambroise, que François-Xavier a fait réellement ce que la philosophie humaine, dans ses plus hautes et ses plus vaines idées, n'a pu même imaginer : Minus est quod illa finxit, quam quod iste gessit ; et miracle enfin qui seul suffirait pour m'attacher inviolablement à la religion que je professe, et pour me faire connaître que c'est l'œuvre du Seigneur : Ecce non est abbreviata manus Domini.

 

Vous savez, mes chers auditeurs, par quelle occasion et quel dessein fut appelé l'homme apostolique dont je parle, pour passer aux Indes : car je laisse ce qu'il fit en Europe, et je viens d'abord à ce qu'il y a dans mon sujet d'essentiel et de capital. Certes, ce furent deux entreprises bien différentes que celle de Jean III, roi de Portugal, et celle de Xavier ; et il est bien à croire que, selon la politique mondaine, l'une ne fut que l'accessoire de l'autre. En effet, si la piété du prince lui fit souhaiter d'avoir un homme de Dieu pour aller combattre la superstition, le soin de sa propre grandeur lui fit équiper une flotte entière pour étendre ses conquêtes, et pour établir en de nouvelles et de vastes contrées sa domination. Telles étaient les vues de ce monarque ; telle était la fin que se proposaient les ministres de son Etat : mais le ciel en avait tout autrement disposé. Le dessein du roi de Portugal ne fut qu'une occasion ménagée par la Providence pour ouvrir le chemin à Xavier, et pour le faire entrer dans la moisson qu'il devait recueillir. Il ne faut que   lui pour   cet   important ouvrage ; lui seul, il fera plus que ce pompeux et terrible appareil d'armes et de vaisseaux, et il portera plus loin les bornes du christianisme que Jean les limites de son empire.

 

Déjà je l'entends, ce saint apôtre, qui rallumant toute l'ardeur de sa charité, et rappelant toutes les forces de son âme à la vue de l'immense carrière qu'on lui donne à fournir, s'encourage lui-même, et s'excite à tout entreprendre pour la gloire du souverain Maître qui l'envoie. Allons, Xavier, dit-il en de fervents et de secrets colloques, puisque ton Dieu est partout, il faut qu'il soit partout connu et adoré ; ce serait un reproche pour toi, que l'auteur de ton être fût loué dans tous les lieux du monde par les créatures insensibles, et qu'il y eût un endroit de l'univers où il ne le fût pas des créatures intelligentes et raisonnables. Et pourquoi mettrais-tu entre les hommes quelque différence, et voudrais-tu en faire le choix, puisque le Créateur qui les a formés les embrasse tous dans le sein de sa miséricorde ? Non, non : souviens-toi qu'en te confiant son Evangile, il t'en a rendu redevable à tous, et que c'est pour tous qu'il t'a communiqué sans restriction tout son pouvoir. Ce ne sont point là, Chrétiens, mes propres pensées, ni mes expressions ; mais celles de Xavier, qu'il nous a laissées dans ses épîtres, fidèles interprètes de son cœur, et lettres sacrées que nous conservons comme les précieuses reliques et les monuments de son zèle.

 

C'est donc en de telles dispositions et avec de si nobles sentiments qu'il s'embarque à Lisbonne, qu'il traverse deux fois la zone torride, qu'il échappe heureusement le fameux cap de Bonne-Espérance, qu'il aborde dans l'Inde, qu'il passe dans l'île de la Pêcherie. Je serais infini, si j'entreprenais de faire le dénombrement de ces longues et fréquentes courses qui n'ont pu lasser son courage, et qui peut-être lasseraient votre patience. Mais un peu de réflexion, s'il vous plaît : le voilà rendu au cap de Comorin, et d'abord vingt mille idolâtres viennent le reconnaître pour l'ambassadeur du vrai Dieu. D'où l'ont-ils appris, et qui le leur a dit ! Ah ! voici le miracle : Xavier ne sait ni la langue ni les coutumes du pays ; et cependant il persuade tous les esprits et gagne tous les cœurs. Chaque jour toute une bourgade est initiée au saint baptême. Les prêtres des faux dieux en conçoivent le plus violent dépit, et s'y opposent ; les chefs du peuple, les magistrats, en sont transportés jusqu'à la fureur ; mais, pour user des termes de saint Prosper sur un sujet à peu près semblable, c'est de ces ennemis mêmes, de ces emportés et de ces furieux, qu'il compose une nouvelle Eglise : Sed de his resistentibus, sœvientibus, populum christianum augebat. A peine ces sages Indiens l'ont-ils eux-mêmes entendu, qu'ils veulent devenir enfants, pour se faire instruire des mystères qu'il leur enseigne. A la seule présence de ce prédicateur inspiré d'en-haut, toute leur sagesse s'évanouit ; et par là ils semblent vérifier la parole de l'Ecriture, selon le sens que lui donne saint Augustin : Absorpti sunt juncti petrœ judices eorum (Psal., CXL, 6.) ; Leurs juges, c'est-à-dire les savants de leur loi et les maîtres du paganisme, mis auprès de Jésus-Christ, qui est la pierre angulaire, ou des ministres de son Evangile, ont été entraînés, ont été comme engloutis et absorbés : Absorpti sunt.

 

N'était-ce pas un spectacle digne de l'admiration des anges et des hommes, de voir ce conquérant des âmes former dans les plaines de Travancor des milliers de catéchumènes, faire autant de chrétiens qu'il assemblait autour de lui d'auditeurs, s'épuiser de forces dans cet exercice tout divin ; et, comme autrefois Moïse, ne pouvoir plus lever les bras par la défaillance où il tombe, et avoir besoin qu'on les lui soutienne, non point pour exterminer les Amalécites, mais pour ressusciter des troupes d'infidèles à la vie de la grâce ? Quel triomphe pour la foi qu'il venait de leur annoncer, quand il marchait à la tête de ces néophytes, qu'il les conduisait dans les temples des idoles, qu'il les animait à les briser, à les fouler aux pieds, et, comme parle saint Cyprien, à faire de la matière du sacrilège un sacrifice au Dieu du ciel ?

 

Il n'en demeure pas là. Bientôt il paraît chez les Maures, fameux insulaires, d'autant plus chers à Xavier qu'ils sont plus connus par leur barbarie, et qu'il en attend de plus rigoureux et de plus cruels traitements ; car voilà ce qui l'attire, voilà ce qu'il cherche. Mais, providence de mon Dieu, que vos vues sont au-dessus des nôtres, et que vous savez conduire efficacement, quoique secrètement, vos impénétrables et adorables desseins ! Qui l'eût cru ? cette brebis au milieu des loups, sans rien craindre de leur férocité, leur communique toute sa douceur. Ces tremblements de terre si communs parmi eux lui donnent occasion de les entretenir des grandeurs du Dieu qu'il leur prêche, et de la sévérité de ses jugements. Ces montagnes de feu qui sortent du sein des abîmes lui servent d'images, mais d'images affreuses, pour leur représenter les flammes éternelles, et pour leur en inspirer une horreur salutaire. Il les cultive, il les rend traitables, il les transforme en d'autres hommes. Toute l'Inde est dans l'étonnement, et ne peut comprendre qu'en peu de jours il ait réduit sous le joug de la foi chrétienne jusqu'à trente villes. Vous diriez que, comme les cœurs des rois sont dans la main de Dieu, tous les cœurs de ces peuples sont dans celle de Xavier. Il entre dans Malaque, et d'une Babylone il en fait une Jérusalem, c'est-à-dire d'une ville abandonnée à tous les vices il en fait une ville sainte. Le grand obstacle aux progrès de l'Evangile, c'est l'amour du plaisir et la pluralité des femmes : honteux dérèglement que la coutume avait introduit, et que la coutume autorisait. Il l'attaque et il l'abolit ; mais comment ? avec un ascendant sur les esprits et un empire si absolu, que nul homme engagé dans ce libertinage n'oserait paraître devant lui. Et parce qu'ils l'aiment tous comme leur père, parce qu'ils veulent tous traiter avec le saint apôtre, de là vient qu'ils renoncent tous à ce désordre. Plus de quatre cents mariages prétendus , cassés par son ordre, les liens les plus forts et les plus étroits engagements rompus, toutes les familles dans la règle : qu'y eut-il jamais de plus merveilleux ? et si ce ne sont pas autant de miracles, qu'est-ce donc, et à quel autre qu'à Dieu même attribuerons-nous un changement si difficile, si prompt, si universel ?

 

Cependant, Chrétiens, un nouveau champ se présente à cet ouvrier infatigable ; et, sans nous arrêter, suivons-le partout où l'ardeur de son zèle porte ses pas. Le Japon l'attend, et c'est là, pour m'exprimer de la sorte, que Dieu a placé le siège de son apostolat ; dans l'Inde il a travaillé sur un fond où d'autres avant lui s'étaient exercés ; il a marché sur les traces des apôtres ; mais ici il peut dire comme saint Paul : Sic autem prœdicaci Evangelium hoc, non ubi nominatus est Christus, ne super alienum fundamentum œdificarem; sed sicut scriptum est, quibus non est unnuntiatum  de eo (Rom., XV, 21.) ; oui, mes Frères, j'ai prêché Jésus-Christ, mais dans des lieux où jamais ce nom vénérable n'avait été prononcé ; et Dieu m'a fait cet honneur de vouloir que j'édifiasse là où personne avant moi n'avait bâti. Xavier en effet est le premier qui ait porté à cette nation le flambeau de l'Evangile ; je dis, à cette nation si fière et si jalouse de ses anciennes pratiques et de la religion de ses pères ; à cette nation où le prince des ténèbres dominait en paix depuis tant de siècles, et qu'une licence effrénée plongeait dans tous les désordres. Il s'agissait de leur annoncer les vérités les plus dures, et d'ailleurs les moins compréhensibles ; une doctrine la plus humiliante pour l'esprit et la plus mortifiante pour les sens ; une foi aveugle, sans raisonnement, sans discours ; une espérance des biens futurs et invisibles, fondée sur le renoncement actuel à tous les biens présents ; en un mot, une loi formellement opposée à tous les préjugés et à toutes les inclinations de l'homme. Voilà ce qu'il fallait leur faire embrasser, à quoi il était question de les amener, sur quoi Xavier entreprend de les éclairer : quel projet ! et quel en sera l'issue ? Ne craignons point, mes chers auditeurs : c'est au nom de Dieu qu'il agit ; c'est Dieu qui le députe comme le Prophète, et qui lui ordonne d'arracher et de planter, de dissiper et d'amasser, de renverser et d'élever. Il arrachera les erreurs les plus profondément enracinées, et jusque dans le sein de l'idolâtrie il plantera le signe du salut, il dissipera les légions infernales conjurées contre lui, et malgré tous leurs efforts il rassemblera les élus du Seigneur ; il renversera ce fort armé qui s'était introduit dans l'héritage du Dieu vivant,  et de ses dépouilles il érigera un trophée à la grâce victorieuse qui l'accompagne, et qui se répandra avec abondance.

 

Parlons sans figure,  et ne cherchons point de magnifiques et de pompeuses expressions pour soutenir un sujet qui par lui-même est au-dessus de toute expression.  François-Xavier se présente, il montre le crucifix, il proteste que ce crucifié est son Dieu et le Dieu de tous les hommes : cela suffit ; sur sa parole il est cru comme un oracle ; les rois l'écoutent et le respectent, celui de Bungo reçoit le baptême ; de mille sectes répandues dans le Japon, il n'y en a pas une qu'il ne confonde ; les bonzes les plus opiniâtres se font non seulement ses disciples, mais ses ministres et ses coadjuteurs. Tous les jours, nouvelles Eglises ; et quelles Eglises ? disons-le, mes chers auditeurs, à la gloire de Dieu, auteur de tant de merveilles : des Eglises dont les ferveurs ne cèdent en rien à celles du christianisme naissant ; des Eglises où l'on a vu toute la pureté des mœurs, toute l'austérité de vie, toute la perfection que demande la plus sublime et la plus étroite morale, de l'Evangile ; des Eglises éprouvées par les plus cruelles persécutions que la tyrannie ait jamais suscitées contre Jésus-Christ et son troupeau ; qui, bien loin de se scandaliser de la croix et d'en rougir comme l'imposture a voulu nous le persuader, se sont immolées pour la croix et par la croix, se sont exposées pour elle à toutes les rigueurs de la captivité, à toutes les ardeurs du feu, à toutes les horreurs de la mort ; enfin, des Eglises où l'on a pu presque compter autant de martyrs qu'elles ont eu de fidèles. Tels sont les fruits de la mission de Xavier. Qui les a fait naître, ces fruits de sainteté ? C'est Xavier coopérant avec Dieu ; c'est Dieu agissant dans Xavier. Nous pouvons dire l'un et l'autre, comme nous le voudrons, pourvu que nous reconnaissions là le miracle de notre foi : Ecce non est abbreviata manus Domini.

 

Cependant, au milieu de ses victoires, ce héros chrétien en voit tout à coup le cours interrompu. Insatiable dans ses désirs, il tourne son zèle vers le vaste empire de la Chine, et la Chine lui échappe. Quelle subite et triste révolution ? Ainsi vous l'aviez ordonné, Seigneur. Mais s'il m'est permis de pénétrer dans un de ces secrets que votre providence tient cachés à nos yeux, et qu'il n'appartient qu'à votre sagesse de bien connaître, pourquoi, mon Dieu, arrêtez-vous un apôtre uniquement occupé du soin de votre gloire, et pourquoi lui refusez-vous l'entrée d'une terre où il ne pense qu'à faire célébrer vos grandeurs ? Vous ne permîtes pas à Moïse d'entrer dans la terre de Chanaan, parce qu'il avait manqué à vos ordres, et qu'il n'avait pas sanctifié votre nom parmi le peuple : Quia prœvaricati estis contra me, et non sanctificastis me inter filios Israël (Deut., XXXII, 51.). Mais voici un homme soumis à votre parole, un homme selon votre cœur, et vous le retenez dans une île déserte ! Lorsqu'il médite une conquête si glorieuse pour vous, et après laquelle il soupire depuis si longtemps, vous l'abandonnez à la mort, qui fait échouer toutes ses espérances ! Je me trompe, Chrétiens, Xavier est entré dans la Chine ; au défaut de son corps, son esprit y a percé ; il y est encore vivant, et il y soutient tant de prédicateurs de tous les états et de tous les ordres de l'Eglise ; c'est lui qui les dirige par ses leçons, lui qui les anime par ses exemples, lui qui les console dans leurs fatigues par le souvenir de ses travaux, et lui enfin qui, du haut de la gloire, fait descendre sur eux ces secours de grâces dont ils tirent toutes leurs forces, et qui achève ainsi dans le ciel ce qu'il n'a pu accomplir sur la terre.

 

Or revenons, et, sans vous faire un détail plus exact de tant de nations qu'il a instruites, de tant de provinces et de royaumes qu'il a parcourus, de tant de mers qu'il a traversées, et où si souvent il s'est vu exposé aux tempêtes et aux naufrages, tenons-nous-en à l'idée générale que je viens de vous tracer, et qui n'est encore qu'une ébauche très légère des progrès de la foi par le ministère de cet homme vraiment apostolique. Pour peu que nous raisonnions, et qu'examinant avec attention toutes les circonstances de ce grand miracle dont Dieu même fut l'auteur, et dont Xavier n'a été que l'instrument, nous considérions le caractère des peuples avec qui il eut à traiter, l'obstination de leurs esprits et leur attachement à de fausses divinités, la corruption de leurs mœurs et leurs habitudes vicieuses et profondément enracinées, leur férocité ou leur fierté naturelle ; d'ailleurs, la sublimité de la loi qu'il leur a prêchée, son obscurité dans les mystères, sa sévérité dans la morale ; et avec cela ce consentement universel, cette soumission prompte et cette étonnante docilité avec laquelle ils l'ont reçue, ne sommes-nous pas obligés de nous écrier que le doigt du Seigneur était là ? Digitus Dei est hic (Exod., VIII, 19.). Et quelles marques plus sensibles pourrions-nous avoir de la vertu divine qui l'accompagnait ? Ecce non est abbreviata manus Domini.

 

Il est vrai : tandis ou presque au même temps que François-Xavier sanctifiait l'Orient, des hommes suscités de l'enfer, je veux dire un Luther et un Calvin, pervertissaient l'Occident et le Septentrion. Ils publiaient que Dieu les avait choisis et inspirés pour réformer l'Eglise, qu'un esprit particulier leur avait dicté ce qu'il fallait croire, qu'ils étaient les dépositaires du sens de l'Ecriture, et qu'on le devait apprendre de leur bouche. Ainsi ces faux prophètes s'érigeaient-ils de leur propre autorité, en maîtres de la doctrine : et, par le plus déplorable aveuglement, les peuples les écoutèrent, les grands les appuyèrent, les Etats changèrent de lois et de coutumes : tel fut, si j'ose m'exprimer de la sorte, le miracle de l'hérésie. Mais entre ce prétendu miracle et celui dont je parle, quelle différence ! Je ne dis point que Xavier avait reçu sa mission de l'Eglise, et que les autres s'étaient ingérés d'eux-mêmes ; je ne dis point que Xavier était irréprochable dans sa vie, et que ces hérésiarques furent constamment aussi corrompus dans toute leur conduite que dans leur foi ; je ne dis point que Xavier, revêtu d'un pouvoir tout divin, commandait aux éléments, calmait les flots de la mer, paraissait à la fois en divers lieux, voyait l'avenir,  lisait dans les cœurs,  chassait les démons, guérissait les malades, ressuscitait les morts ; et que jamais ces docteurs de l'erreur ne firent rien voir qui marquât en eux une vocation spéciale et propre, et qui donnât à connaître que le Seigneur était avec eux. Je ne dis point tout cela ; mais voici à quoi je m'en tiens, et ce qui me suffit : c'est qu'ils prêchaient une religion favorable à la nature, commode aux sens, qui  retranchait tous les préceptes de l'Eglise, qui dégageait de l'obligation des vœux, qui délivrait du joug de la confession, qui, sous prétexte d'une   impossibilité imaginaire dans la pratique des commandements et d'un défaut de grâce, conduisait les hommes au libertinage. Or, pour établir une telle religion dans le monde, il ne faut point de miracle, puisque le monde n'y est déjà que trop disposé de lui-même : au lieu que le saint apôtre des Indes et du Japon apportait une loi contraire à tous les sentiments naturels ; une loi qui déclarait la guerre aux passions, qui condamnait les plaisirs, qui prescrivait des règles de continence, capables de rebuter tous les esprits ; qui obligeait à verser son sang, à donner sa vie, à endurer les plus cruels supplices pour la défendre et la soutenir. Or, d'avoir fait agréer cette loi à une multitude presque infinie d'idolâtres de tout sexe, de tout âge, de tout caractère, de tout état, aux grands et aux petits, aux sages et aux simples, à des voluptueux et à des sensuels, à des opiniâtres et à des présomptueux, n'est-ce pas là le plus évident de tous les miracles, et quel autre que Dieu même l'a pu opérer ? Miracle par où Xaxier réparait les ruines de l'Eglise et les brèches qu'y faisait le schisme de l'hérésie, puisqu'il est certain que, par ses prédications apostoliques, il a plus gagné de sujets à la vraie religion que Luther et Calvin ne lui en ont dérobé, et n'en ont porté à la rébellion. Tellement que nous pouvons lui appliquer le bel éloge que saint Basile donnait autrefois à saint Grégoire de Nazianze et l'appeler le supplément de l'Eglise : Supplementum Ecclesiœ, parce qu'il a suppléé avantageusement, par son zèle, à toutes les pertes qu'elle avait faites par la division des hérétiques.

 

Ah ! Chrétiens, que la charité est généreuse dans ses entreprises, qu'elle est ferme et constante dans ses poursuites ! mais surtout qu'elle est heureuse dans ses succès ! Que ne peut point un homme possédé de l'Esprit divin, libre de tous les intérêts de la terre, et uniquement passionné pour la gloire du Seigneur ? Ne faut-il pas que l'ambition humaine fasse ici l'aveu de sa faiblesse et qu'elle cède au zèle d'un apôtre qui ne cherche qu'à faire connaître et honorer Dieu ? Si Xavier eût embrassé la profession des armes, comme sa naissance semblait l'y engager, ou s'il eût borné ses vues à se distinguer dans les lettres, selon son inclination particulière et le caractère, de son esprit, qu'eût-il fait ? et quoi qu'il eût fait, son nom vivrait-il encore dans la mémoire des hommes, et ne serait-il pas peut-être enseveli avec tant d'autres dans une profonde obscurité ? Mais maintenant on publie partout ses merveilles ; les siècles entiers n'en peuvent effacer le souvenir, et jusqu'à la dernière consommation des temps, il sera parlé de Xavier dans toutes les parties du monde. Je dis plus : car, pour me servir de la noble et admirable figure de saint Grégoire, pape, comment paraîtra-t-il dans cette assemblée générale de l'univers, où Dieu viendra couronner ses saints, surtout ses apôtres, et leur rendre gloire pour gloire ? C'est là, dit le saint docteur dont j'ai emprunté cette pensée, que les apôtres traîneront après eux, et comme en triomphe, toutes les nations qu'ils ont conquises à Jésus-Christ ; là que Pierre se montrera à la tète de la Judée qu'il a convertie ; là qu'André conduira l'Achaïe ; Jean, l'Asie ; Thomas, toute l'Inde : Ibi Petrus cum Judœa conversa apparebit ; ibi Andreas Achaiam, Joannes Asiam, Thomas Indiam in conspectu Judicis , regi conversam ducet. Et moi j'ajoute : c'est là que Xavier produira, pour fruits de son apostolat, des troupes sans nombre de toutes nations, de tous peuples, de toutes tribus, de toutes langues, qu'il a réduites sous le joug de l'Evangile, et tout un monde dont il a été la lumière : Ex omnibus gentibus, et tribubus, et populis, et linguis (Apoc, VII, 9.).

 

Mais sur cela même, mes chers auditeurs, quels reproches n'avez-vous pas à vous faire ? C'est par le ministère d'un seul prédicateur que Dieu, jusqu'au milieu de l'idolâtrie, a opéré ces miracles de conversion ; et dans le centre de la foi tant de prédicateurs suffisent à peine pour convertir un pécheur. Xavier prêchait à des infidèles, et il les touchait ; nous prêchons à des chrétiens, et ils demeurent insensibles. A quoi attribuerons-nous cette monstrueuse opposition ? est-ce que Xavier était saint, et que nous, ministres de la divine parole, ne le sommes pas ? mais notre foi ne serait plus ce qu'elle est, si elle dépendait ainsi des ministres qui l'annoncent ; ils ne prêchent pas et ils ne convertissent pas comme saints, mais comme députés de Dieu, et comme envoyés de Dieu : or, quelles que soient les qualités de la personne, cette députation et cette mission n'est pas moins légitime. Quand donc vous dites : "Si c'étaient des saints, je les écouterais et ils me persuaderaient", vous commettez, selon saint Bernard, trois grandes injustices : une, par rapport à la grâce, dont vous bornez l'efficace et le pouvoir à la vertu, ou plutôt à la faiblesse d'un homme ; l'autre, par rapport au prochain, en imputant aux ouvriers évangéliques ce qui ne vient pas d'eux, savoir, votre impénitence et votre obstination ; la dernière, par rapport à vous-mêmes, en cherchant de vaines excuses dans vos désordres, et des prétextes pour vous y autoriser. Quoi donc ! est-ce que Xavier avait un autre Evangile à prêcher que nous ? est-ce qu'il faisait connaître un autre Dieu ? est-ce qu'il enseignait d'autres vérités ? est-ce qu'il proposait d'autres peines et d'autres récompenses ? rien de tout cela : mais c'est qu'il instruisait des peuples qui, quoique nés et quoique élevés dans l'infidélité, suivaient les impressions de la grâce ; et que vous, dans le christianisme, vous la combattez, vous la rejetez, vous l'étouffez. De là des millions d'athées ou d'idolâtres étaient tout à coup changés en de vrais chrétiens, et tous les jours des chrétiens deviennent des impies et des athées. Je dis des athées ; car il n'y en a que trop et de toutes les manières : athées de créance et athées de volonté ; athées qui ne reconnaissent point de Dieu, et athées qui voudraient n'en point reconnaître, et qu'en effet il n'y en eût point ; athées dans les cours des princes, athées dans la profession des armes, athées dans les académies des savants, athées dans tous les lieux et tous les états où règne la dissolution du vice.

 

Ah ! mes Frères, n'est-ce pas ainsi que s'accomplit la parole du Sauveur du monde, cette parole si terrible pour nous, que plusieurs viendraient de l'Orient : Multi ab Oriente venient (Matth., VIII, 11.) ; qu’ils prendraient place dans te gloire avec Abraham et tous les saints habitants de ce séjour bienheureux : Et recumbent cum Abraham, Isaac et Jacob (Ibid.) ; mais que, pour les enfants et les héritiers du royaume, ils seraient chassés et précipités dans les ténèbres de l'enfer : Filii autem regni ejicientur in tenebras exteriores (Matth., VIII, 12.) ? Ne soyons pas du nombre de ces chrétiens réprouvés ; et pour cela, réveillons notre foi, ranimons-la, rendons-la fervente et agissante.

 

BOURDALOUE, SERMON POUR LA FÊTE DE SAINT FRANÇOIS-XAVIER

 

St François Xavier par Nicolas Poussin

 

Saint François-Xavier rappelant à la vie la fille d'un habitant de Cangoxima au Japon, Nicolas Poussin, Musée du Louvre 

 

Saint François-Xavier-copie-1

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