" De celui qui dévore est venu l'aliment, du fort est sortie la douceur. Le peuple aux dents d'acier broyant les nations se
donne en nourriture à qui fut dit : Tue et mange ; autrefois vomissant l'écume et la rage, la bouche des Huns distille maintenant le miel de la charité. Tels sont, ô Christ, vos miracles ;
telles sont vos œuvres, ô notre Dieu !" Ainsi Baronius, en l'an mille de l'histoire, salue l'arrivée des députés hongrois offrant à l'Eglise Romaine la suzeraineté de leur terre, et
sollicitant du Vicaire de l'Homme-Dieu le titre de roi pour leur duc Etienne.
L'Europe meurtrie se souvenait encore du jour où, cent années auparavant, conduites par Arpad fils d'Almutz sous la bannière de
l'épervier, les tribus magyares étaient descendues des montagnes de Transylvanie dans les plaines qu'arrosent la Theiss et le Danube. Attila revécut dans ces fils de sa race, dont le torrent
couvrit encore de ruines la Germanie, la Gaule et l'Italie. Mais l'empire hunnique sur la Pannonie reconquise ne devait durer qu'autant qu'il cesserait d'être le fléau de Dieu, pour
devenir le rempart de son Eglise. En ce monde, qui n'est point encore celui des justices éternelles, les instruments de la colère du Tout-Puissant sont vite brisés, s'ils ne savent aussi
s'adapter à l'amour. Cinq siècles plus tôt, Attila en personne se ruait comme un fleuve débordé sur la capitale de l'univers, lorsque parut devant lui le Pontife suprême ; les chroniques
hongroises, traduisant ainsi la rencontre fameuse, nous disent que le message suivant fut alors signifié du ciel au dévastateur du monde : "Ecoute l'ordre du Seigneur Dieu Jésus-Christ. Ta
fierté n'entrera pas dans la cité sainte où reposent les corps de mes Apôtres. Retourne. Plus tard, ta descendance viendra vers Rome avec humilité ; je ferai qu'elle y reçoive une couronne qui
durera toujours". (CHARTUICIUS, Chronica Hungarorum, De Victoria Aquile regis. ) Attila donc, repassant les Alpes, n'eut que le temps de gagner le Danube, et mourut.
Or, voici l'heure où la parole du ciel est dégagée. Qu'on ne s'étonne pas de ne nous point voir en discuter l'authenticité.
Légendaire ou non, quant aux formes dont les traditions nationales l'ont revêtu, l'engagement divin pris en la circonstance n'a rien que doive écarter l'historien ; car il répond aux règles
certaines de la Providence qui gouverne l'histoire. Le souvenir de Dieu ne fait défaut à nul bienfait ; la gratitude apostolique ne défaille point avec les années ; au temps voulu, Sylvestre II
solde la dette de Léon le Grand. De ce tombeau qu'a respecté le ravageur des peuples, une vertu est sortie, changeant son rôle de justicier en celui d'apôtre ; la couronne posée sur le front du
successeur d'Attila par celui de Pierre n'en sera point renversée, tant que marchera devant lui la Croix, autre insigne, marquant son titre à ces honneurs nouveaux. Comme le Saint-Empire, auquel
la Hongrie doit s'unir plus tard sans pourtant se confondre avec lui, c'est donc sur Pierre que la monarchie hongroise est fondée ; c'est pour lui qu'elle subsiste, n'ayant qu'en lui par suite
devant Dieu la garantie de son avenir.
Que les tristes pressentiments de l'heure actuelle ne nous fassent point oublier la puissance merveilleuse déployée en cette
fête par l'Agneau dominateur de la terre. La trace du sang versé par les fils d'Arpad n'a point disparu encore des places des cités ; à peine se dissipent la fumée des derniers incendies
qu'alluma leur torche, la poussière des murailles écroulées sous leurs pas : et déjà leur farouche énergie, trempée comme une lame de choix dans les eaux de la fontaine sainte, est devenue à
l'Orient la plus sûre défense de la chrétienté. Nouveau genre d'invasion : d'Etienne, le héros de ce jour, la sainteté se propage en multiples rameaux d'où les plus belles fleurs, s'envolant sur
toutes places, conspirent durant des siècles à ne laisser nulle contrée sans parfums pour l'Epoux.
Lisons l'histoire du roi apostolique dans le livre de la sainte Eglise :
Ce fut Etienne qui implanta la foi du Christ et la dignité rovale en Hongrie. Couronné et sacré par l'ordre du Pontife
Romain, il offrit son royaume au Siège apostolique. Rome, Jérusalem, Constantinople, le virent construire divers asiles de piété ; l'archevêché de Gran, dix évêchés, lui durent en Hongrie
leur fondation. Admirables furent en ces occasions sa religion et sa munificence. Egales étaient sa charité, sa libéralité pour les pauvres, qu'il accueillait comme s'ils eussent été le Christ
lui-même. Aucun d'eux n'eut jamais à s'éloigner de lui sans être console et secouru ; non content de consacrer des sommes considérables à soulager leur misère, il y employa souvent les objets à
son propre usage. C'était cette exquise bonté qui lui faisait laver leurs pieds de ses mains, visiter de nuit seul et sans se faire connaître les hôpitaux, servant les malades dans leurs lits et
leur rendant tous les offices de la charité. Aussi arriva-t-il du mérite de tant de bonnes œuvres que sa main droite demeura sans corruption, lorsque dans le tombeau le reste de son corps s'en
alla en poussière.
Dans son ardeur pour la prière, il passait les nuits presque entières sans sommeil ; perdu dans la contemplation des choses du
ciel, on l'aperçut plus d'une fois, ravi hors de ses sens, élevé en l'air. Plus d'une fois aussi le secours qu'il tirait de l'oraison fut sensible dans la manière merveilleuse
dont il échappa aux conspirations des traîtres, aux attaques de puissants ennemis. Ayant épousé la sœur de l'empereur saint Henri, Gisèle de Bavière, il en eut un fils du nom
d'Emeric, que la vertu et la piété auxquelles il le forma élevèrent jusqu'à la sainteté. Pour le gouvernement du royaume, Etienne s'entourait d'hommes d'une prudence et d'une
sainteté éprouvées qu'il savait appeler de toutes parts, n'entreprenant jamais rien sans leur conseil. Cependant, prosterné dans la cendre et le cilice, il suppliait Dieu qu'il
lui fût donné de voir la Hongrie tout entière catholique avant de sortir de cette vie. C'est à bon droit que la grandeur de son zèle pour l'expansion de la foi l'a
fait appeler l'Apôtre de ce peuple, et lui a mérité du Pontife Romain le privilège, transmis à ses successeurs, de faire porter la croix devant lui.
Dans sa très ardente vénération pour la Mère de Dieu, il construisit en son honneur une église splendide, et l'institua Patronne
de la Hongrie. En retour, la bienheureuse Vierge le reçut dans le ciel au jour même de son Assomption, qu’en vertu d'un édit du saint roi, les Hongrois nomment le jour de la
Grande Dame. Nombreux et divers furent ses miracles. Son saint corps devant être par l'ordre du Pontife Romain élevé de terre et transféré dans un lieu plus honorable, on le trouva répandant une
odeur très suave et nageant dans une liqueur céleste. Le Souverain Pontife Innocent XI a fixé sa fête au quatre des nones de septembre, jour de l'insigne victoire où Bude fut reprise sur les
Turcs avec le secours de Dieu par l'armée de Léopold Ier empereur élu des Romains et roi de Hongrie.
Apôtre et roi, protégez votre peuple, aidez l'Eglise, secourez-nous tous. Quand finissait ce dixième siècle dont l'anarchie
avait débordé jusque sur le sanctuaire, on vit renaître l'espérance au jour où l'Esprit rénovateur et créateur choisit votre race, en sa vigueur native, pour restaurer la jeunesse du monde. Satan
frémit sous les voûtes de son ténébreux empire : lui qui croyait la papauté à jamais humiliée, voyait venir à elle de nouveaux constructeurs, comme au seul fondement sur lequel il fût possible de
bâtir ; la plus fière des familles qui eussent fait trembler l'ancien empire de Romulus, sollicitait de Rome le droit de compter désormais parmi les nations d'Occident.
Il était donc bien vrai que les portes de l'enfer ne prévaudraient jamais contre la pierre, contre l'Eglise fondée sur elle,
contre la cité sainte préparée au sommet des monts pour attirer les peuples. En vain l'orage avait soulevé jusqu'à la vase des fleuves de l'abîme : c'était l'heure où Dieu levait sa main, comme
dit le Prophète, vers les lointaines frontières d'où les rois apportaient à l'Epouse, toujours sainte, ces fils inconnus qu'eux-mêmes lui avaient nourris. Non ; le Seigneur ne confond point ceux
qui espèrent en lui. Et c'est pourquoi nous espérerons, fût-ce contre toute espérance, en l'avenir du noble peuple établi par vous sur la fermeté apostolique. Ce n'est pas lui, si justement fier
de tant d'incorruptibles héros, qu'une fausse liberté, prônée par tous les ennemis de ses traditions, pourra égarer longtemps.
Du ciel, Martin veille avec vous sur le pays qui le vit naître ; la souveraine de la Hongrie, l'auguste Reine des cieux, ne
verra pas ses loyaux sujets prêter l'oreille aux propositions du roi des enfers.
DOM GUÉRANGER
L'Année Liturgique
Couronnement de Saint Etienne, Ignác Roskovics, 1900, Hungarian National Gallery