Factum est autem, ut moreretur mendicus, et portaretur ab angelis in sinum Ahrahœ. Mortitus est autem et dives, et sepultus est in inferno.
Or, il arriva que le pauvre mourut, et qu'il fut emporté par les anges dans le sein d'Abraham. Le riche mourut aussi, et il fut enseveli dans l'enfer.
EVANGILE DE SAINT LUC
jeudi de la deuxième semaine
Il faut, après tout, convenir, Chrétiens, que l'opulence est un plus grand obstacle au salut que la pauvreté ; et nous sommes obligés de reconnaître que le Fils de Dieu a canonisé les pauvres, et qu'il a frappé les riches de sa malédiction. Nous savons en quels termes il s'en est expliqué, et combien de fois il nous a fait entendre qu'il était, sinon impossible, au moins très difficile qu'un riche entrât dans le royaume du ciel : Quam difficile, qui pecunias habent, introibunt in regnum Dei. (Marc, X, 23.1)
On veut être riche ; voilà la fin qu'on se propose, et à laquelle on est absolument déterminé. Des moyens, on en délibérera dans la suite ; mais le capital est d'avoir, dit-on, de quoi se pousser dans le monde, de quoi faire quelque figure dans le monde, de quoi maintenir son rang dans le monde, de quoi vivre à son aise dans le monde ; et c'est ce que l'on envisage comme le terme de ses désirs. On voudrait bien y parvenir par des voies honnêtes, et avoir encore, s'il était possible, l'approbation publique ; mais, au défaut de ces voies honnêtes, on est secrètement disposé à en prendre d'autres, et à ne rien excepter pour venir à bout de ses prétentions.
Or, supposons un homme dans cette disposition ; que ne fera-t-il pas, et qui l'arrêtera ?
Quelle conscience ne sera-t-il pas en état de se former ?
A quelle tentation ne se trouvera-t-il pas livré ?
Le scrupule de l'usure l'inquiétera-t-il ?
Manquera-t-il d'adresse pour déguiser et pour pallier le vol ?
Sera-t-il en peine de chercher des raisons spécieuses pour autoriser la concussion et la violence ?
S'il est en charge et en dignité, rougira-t-il des émoluments sordides qu'il tire, et qui décrient son ministère ?
S'il est juge, balancera-t-il à vendre la justice ?
S'il est dans le négoce et dans le trafic, se fera-t-il un crime de la fraude et du parjure ?
Si le bien d'un pupille lui est confié, craindra-t-il de le ménager à son profit ?
S'il manie les deniers publics, comptera-t-il pour péculat tout ce qui s'y commet d'abus ?
Non, mes chers auditeurs, rien de tout cela ne sera capable de le retenir, ni souvent même de le troubler. Du moment qu'il veut s'enrichir, il n'y aura rien qu'il n'entreprenne, rien qu'il ne présume lui être dû, rien qu'il ne se croie permis. S'il est faible et timide, il sera fourbe et trompeur : s'il est puissant et hardi, il sera dur et impitoyable. Dominé par cette passion, il n'épargnera ni le profane ni le sacré ; il prendra jusque sur les autels. Le patrimoine des pauvres deviendra le sien ; et, s'il lui reste encore quelque conscience, il trouvera des docteurs pour le rassurer, ou plutôt il s'en fera. Il leur cachera le fond des choses ; il ne s'expliquera qu'à demi, et, par ses artifices et ses détours, il en extorquera des décisions favorables, et les rendra, malgré eux, garants de son iniquité. Que le public s'en scandalise, il aura un conseil dont il se tiendra sûr ; du moins, quoi qu'on en puisse dire, il parviendra à ses fins ; il veut être riche, et il le veut absolument : Rem facias, rem, si possis recte, si non, quocumque modo, rem. (Horace, Epîtres) : Fais fortune, fais-le honnêtement si tu peux, sinon, fais-le par n'importe quel moyen.
Non seulement il le veut être, mais il le veut être sans se prescrire de bornes : autre désir aussi dangereux qu'il est déraisonnable et insensé.
Car, où sont aujourd'hui les riches qui, réglant leur cupidité par une sage modération, mettent un point à leur fortune ?
Où sont les riches qui, contents de ce qui suffit, et portant leurs pensées plus haut, disent : C'est assez de biens sur la terre ; il faut se pourvoir de ces trésors célestes que ni le ver ni la rouille ne consument point ?
En vain on leur représente que se borner de la sorte, c'est la marque la plus certaine d'un esprit solide et judicieux.
En vain on leur fait voir la folie d'un homme qui, n'ayant que des besoins limités, a des désirs immenses et infinis ; semblable à celui dont parlait encore le même auteur profane, qui, n'ayant affaire que d'un verre d'eau, voudrait le puiser dans un grand fleuve, et non pas dans une fontaine.
En vain leur dit-on, avec l'Ecclésiaste, que cette ardeur d'amasser et d'accumuler n'est que vanité et affliction d'esprit ; que dans la cupidité même, comme en toute autre chose, il doit y avoir une fin, et qu'un des châtiments de Dieu les plus visibles sur les riches avares, c'est que, pour être dans l'opulence, ils n'en craignent pas moins la pauvreté, et que plus ils ont acquis, plus ils veulent acquérir.
En vain leur remontre-t-on qu'entassant toujours biens sur biens, ils n'en sont dans le monde, ni plus aimés, ni plus estimés, ni plus honorés ; que, la mesure nécessaire une fois remplie, ils n'en vivent pas du reste plus agréablement, ni plus doucement ; et que tout l'effet de ces grandes richesses est de leur attirer l'envie, l'indignation, la haine publique ; tout cela ne les touche point. Brûlés d'une avare convoitise, ils se répondent secrètement que tout est nécessaire dans le monde ; que rien, à le bien prendre, ne suffit ; qu'on n'en peut jamais trop avoir ; que les hommes ne valent et ne sont comptés que sur le pied de ce qu'ils ont ; qu'il est doux de cueillir en pleine moisson ; qu'il ne convient qu'à une âme timide, ou à une conscience faible, de fixer ses désirs.
Maximes qui les endurcissent, et dont ils se laissent tellement prévenir, que rien ne les peut détromper.
Or, figurez-vous quelles injustices cette passion effrénée traîne après soi ; imaginez-vous de quelles vexations, de quelles oppressions, de quelles concussions elle doit être accompagnée. De là vient que les prophètes, animés de l'Esprit de Dieu, prononçaient de si terribles anathèmes contre cette faim dévorante : Vœ vobis qui conjungitis domum ad domum, et agrum agro copulatis ; numquid habitabitis vos soli in medio terrœ (Isa., V 8.) ? Est-il rien de plus fort et de plus éloquent que ces paroles : Malheur à vous, qui joignez maison à maison, héritage à héritage ! malheur à vous dont le voisinage pour cela même est redouté, et qui des fonds les plus médiocres, par vos odieuses acquisitions, trouvez le secret de faire de grands et d'amples domaines ! prétendez-vous donc habiter seuls au milieu de la terre ? mais pourquoi, dit un riche, ne me sera-t-il pas permis d'accroître mon fonds ; et pourquoi, payant bien ce que j'acquiers, et ne faisant tort à personne, n'aurai-je pas droit de m'étendre ? Encore une fois, malheur à vous ! Vœ vobis !
Malheur, parce que vouloir toujours s'étendre et ne nuire à personne, ce sont communément dans la pratique deux volontés contradictoires.
Malheur, parce que ces accroissements ont presque toujours été et seront presque toujours injustes, sinon envers celui dont vous achetez l'héritage, au moins envers ceux aux dépens de qui vous le payez : Vœ qui multiplicat non sua (Habacuc, II, 6) : Malheur à celui qui ravit sans cesse ce qui ne lui appartient point !
Malheur à l'homme qui veut sans cesse multiplier ses revenus, parce qu'en multipliant le sien il y mêle infailliblement celui du prochain ! Vœ qui congregat avaritiam domui suœ, ut sit in excelso nidus ejus (Habacuc, II, 9) : Malheur à celui qui amasse du bien par une avarice criminelle pour établir sa maison, et pour mettre son nid au plus haut !
Malheur à l'homme qui, n'écoutant que son ambition et son avarice, forme toujours de nouveaux projets, et conçoit de hautes idées pour l'agrandissement de sa maison ! pourquoi ?
Admirez l'expression du Saint-Esprit : Quia lapis de pariete clamabit (Habacuc, II, 11) : parce que les pierres mêmes dont cette maison est bâtie crieront vengeance, et que le bois employé à la construire rendra témoignage contre lui : Et lignum quod inter juncturas œdificiorum est, respondebit (Habacuc, II, 11).
Enfin, on veut être riche en peu de temps ; et, parce qu'il n'y a que certains états, que certaines conditions et certains emplois où, par des voies courtes et abrégées, on puisse le devenir, contre tous les principes et toutes les règles de la prudence chrétienne, on ambitionne ces états, on recherche ces conditions, on se procure ces emplois. S'enrichir par une longue épargne ou par un travail assidu, c'était l'ancienne route que l'on suivait dans la simplicité des premiers siècles ; mais de nos jours on a découvert des chemins raccourcis, et bien plus commodes. Une commission qu'on exerce, un avis qu'on donne, un parti où l'on entre, mille autres moyens que vous connaissez, voilà ce que l'empressement et l'impatience d'avoir a mis en usage. En effet, c'est par là qu'on fait des progrès surprenants ; par là qu'on voit fructifier au centuple son talent et son industrie ; par là qu'en peu d'années, qu'en peu de mois, on se trouve comme transfiguré, et que, de la poussière où l'on rampait, on s'élève jusque sur le pinacle.
Or, il est de la Foi, Chrétiens, que quiconque cherche à s'enrichir promptement ne gardera pas son innocence : Qui festinat ditari, non erit innocens (Prov., XXVIII, 20.1). C'est le Saint-Esprit même qui l'assure ; et quand il ne le dirait pas, la preuve en est évidente. Car il est incompréhensible, par exemple, qu'avec des profits et des appointements réglés on fasse tout à coup des fortunes semblables à celles dont nous parlons ; et que ne prenant selon le précepte de Jean-Baptiste, que ce qui est dû, l'on arrive à une opulence dont le faîte et le comble paraît presque aussitôt que les fondements. Il faut donc que la mauvaise foi, pour ne pas dire la fourberie, soit venue au secours, et qu'elle ait donné des ailes à la cupidité, pour lui faire prendre un vol si prompt et si rapide.
Cela va, me direz-vous, à damner bien des gens d'honneur ; et moi je réponds, premièrement, qu'il faudrait d'abord examiner qui sont ces gens d'honneur, et en quel sens on les appelle gens d'honneur ; secondement, qu'il ne m'appartient pas de damner personne ; mais qu'il est du devoir de mon ministère de vous développer les sacrés oracles de la parole divine. Si ce que vous appelez gens d'honneur y trouvent leur condamnation, c'est à eux à y prendre garde ; mais, quoi qu'il en soit, c'est une vérité incontestable : Qui festinat ditari, non erit innocens ; quand on s'empresse de s'enrichir, on n'est point sans crime, au jugement même du monde, comment le serait-on à celui de Dieu ?
Cependant, mes chers auditeurs, telle est l'obstination du siècle : pour être riche en peu de temps, on abandonne l'innocence, on renonce à la probité, on se dépouille même de l'humanité, on dévore la substance du pauvre, on ruine la veuve et l'orphelin : et souvent, après cela, par une grossière hypocrisie, on devient, ou plutôt on se fait dévot ; comme si la dévotion et la réforme, survenant à l'injustice sans la réparer, couvrait tout et sanctifiait tout.
Faut-il s'étonner que le Fils de Dieu, envisageant tous ces désordres, ait réprouvé les richesses dans son Évangile, et qu'il ne les ait plus simplement appelées richesses, mais richesses d'iniquité : mammona iniquitatis (Luc, XVI, 8.) ? Faut-il demander pourquoi le Sage, éclairé des lumières de l'Esprit de Dieu, cherchait partout un homme juste qui n'eût point couru après l'or et l'argent ; pourquoi il le regardait comme un homme de miracles, voulant faire son éloge, et le canonisant dès cette vie : Quis est hic, et laudabimus eum ; fecit enim mirabilia in vita sua (Eccli., XXXI, 9.2).
Cependant voulez-vous en faire des trésors de justice et de sainteté ? après les avoir acquis, partagez-les avec les pauvres. Cherchez-les, ces pauvres, dans les prisons, dans les hôpitaux, en tant de maisons particulières, disons mieux, dans ces tristes et sombres retraites où ils languissent. Allez être témoins de leurs misères, et vous n'aurez jamais l'âme assez dure pour leur refuser votre secours. Il y aurait là une inhumanité, une cruauté, dont je ne vous puis croire capables. Votre cœur s'attendrira pour eux, vos mains s'ouvriront en leur faveur ; et ils vous serviront d'avocats et de protecteurs auprès de Dieu. Voilà le fruit solide que vous pouvez tirer de vos biens ; voilà le saint emploi que vous en devez faire.
Craignez le sort du mauvais riche ; profitez de son exemple et de mon conseil. Et vous, pauvres, apprenez à vous consoler dans votre pauvreté ; apprenez à l'estimer, puisqu'elle vous met à couvert des dangers et du malheur des riches. Toute nécessaire qu'elle est, faites-en une pauvreté volontaire, en l'acceptant avec soumission, et en la supportant avec patience. Car que vous servirait-il d'être pauvres, si vous brûliez au même temps du feu de l'avarice ? Que vous servirait d'être dépourvus de biens, si vous aviez le cœur plein de désirs ? Heureux les pauvres, mais les pauvres de cœur, les pauvres dégagés de toute affection aux richesses de la terre ! Telle est la pauvreté que Jésus-Christ canonise dans son Évangile, et qui convient à tous les états. C'est ainsi que nous pouvons tous être pauvres en ce monde, et mériter les biens immortels de l'autre monde.
BOURDALOUE, SUR LES RICHESSES ; SERMON POUR LE JEUDI DE LA DEUXIÈME SEMAINE