La pénitence purement intérieure ne suffit pas, et tous les oracles de la foi nous apprennent qu'il y faut joindre l'extérieure, parce que la corruption du péché s'étant également répandue sur l'homme extérieur et sur l'homme intérieur, Dieu, dit saint Augustin, exige de nous, selon l'un et l'autre, le témoignage de notre condition. Conformément à cette maxime, vous devez être pendant le carême plus fidèle que jamais aux petites mortifications que Dieu vous a inspiré de vous prescrire à vous-même, afin qu'au moins en quelque chose vous ayez la consolation, suivant la parole de saint Paul, de porter sur votre corps la mortification du Seigneur Jésus, et quelle paraisse dans votre chair mortelle.
Par la même raison, le temps du carême doit encore allumer votre ferveur, pour rendre aux malades que Dieu confie à vos soins les visites de charité, et même les services humiliants qu'ils attendent de vous : car ces services et ces visites sont pour vous des œuvres de pénitence ; et vous devez vous souvenir que comme la foi est morte sans les œuvres, ainsi l'esprit de pénitence s'éteint peu à peu, quand il n'est pas entretenu par les œuvres de la pénitence.
Vous ne devez pas non plus négliger, autant qu'il dépend de vous, d'être plus modeste dans vos habits pendant le carême, qu'en tout autre temps de l'année, puisque le Saint-Esprit, en mille endroits de l'Ecriture, fait consister dans cette modestie un des devoirs de la pénitence des pécheurs : d'où vient que les pénitents de la primitive Eglise se revêtaient du cilice et se couvraient de cendres. Vous ne professez pas une autre religion qu'eux ; et tout votre zèle, à proportion et dans l'étendue de votre condition, doit être de vous conformer à eux.
L'aumône, selon la doctrine des Pères, ayant toujours été considérée comme inséparable du jeûne, parce que les pauvres, disaient-ils, doivent profiter de la pénitence des riches, il est évident que cette obligation des riches devient encore bien plus grande a leur égard, quand par des raisons légitimes ils sont dispensés de jeûner. L'aumône n'est plus alors un simple accompagnement, mais un supplément du jeûne, dont elle doit tenir la place. Il faut donc qu'elle soit plus abondante, comme étant due à double titre, et du jeûne et de l'aumône même. C'est par là que vous devez mesurer et régler vos aumônes pendant ce saint temps, ne vous contentant pas des aumônes que la loi commune de la charité vous engage à faire en toute sorte de temps, mais en faisant d'extraordinaires que la loi de la pénitence y doit ajouter, parce qu'il est constant qu'une pécheresse doit bien plus à Dieu sur ce point, qu'une chrétienne qui aurait conservé la grâce de son innocence. Vos aumônes, pour être le supplément de votre jeûne, et pour faire partie de votre pénitence, doivent être des aumônes qui vous coûtent ; je veux dire que vous les devez faire de ce que vous vous serez refusé à vous-même, et qu'une de vos dévotions du carême doit être de sacrifier à Dieu certaines choses dont vous voudrez bien vous priver pour avoir de quoi secourir votre prochain, préférant le soulagement de ses misères à votre sensualité, à votre curiosité, à votre vanité. C'est par de semblables victimes, dit le saint apôtre, qu'on se rend Dieu favorable.
Ce n'est pas assez : mais pour sanctifier le carême, il faut de plus retrancher les plaisirs et les vaines joies du monde ; rien n'étant plus opposé à l'esprit de la religion, beaucoup plus à l'esprit de la pénitence, que ce qui s'appelle plaisir, surtout dans un temps dédié à la pénitence solennelle de l'Eglise. Ainsi une âme chrétienne doit alors, non seulement abandonner tous les divertissements profanes qui ne sont permis en nul autre temps, comme les spectacles, les comédies, les danses ; mais même les jeux innocents, les conversations mondaines, les assemblées, les promenades, tout ce qui peut faire perdre l'esprit de recueillement et de componction. Il n'y a pas jusques aux personnes les plus séparées du monde par leur état de vie, qui ne doivent entrer dans cette pratique, ayant un soin particulier pendant le temps du carême, de s'abstenir de certaines récréations, et d'en faire à Dieu le sacrifice. Ce qui doit néanmoins s'entendre des choses qui ne sont ni nécessaires, ni utiles, et dont on se peut passer sans préjudice d'un plus grand bien. Ce qu'on accorde même pour lors ou à la santé, ou à une honnête relâche de l'esprit doit être accompagné d'une secrète douleur de se voir réduit à la nécessité de prendre ces petits soulagements, et à l'impuissance de faire une pénitence parfaite, telle qu'on voudrait la pouvoir faire pour s'acquitter pleinement auprès de Dieu.
Jésus-Christ, durant son jeûne de quarante jours, se retira au désert, et quitta ses disciples : d'où vous devez conclure que le carême des chrétiens doit être pour eux un temps de retraite et de séparation du monde, puisque le Fils de Dieu n'en usa de la sorte que pour notre instruction, et non pas pour sa propre sanctification ; et que le jeûne qu'il observa ne fut que pour servir de modèle au nôtre. Car c'est ce que tous les Pères de l'Eglise nous ont enseigné. Formez-vous sur ce grand exemple. Faites-vous une règle de vous séparer du monde, non par l'amour de votre repos, mais par le désir et le zèle de votre perfection. Ne vous contentez pas de cela : mais sans changer de lieu, ni en faire dépendre votre dévotion, établissez-vous au milieu de vous-même une solitude intérieure, où, dans le silence et hors du tumulte, vous communiquiez avec Dieu, donnant tous les jours du carême plus de temps à l'oraison et à la prière. Est-il personne au monde, sans exception, à qui cet exercice de retraite, joint à l'oraison et à une sainte communication avec Dieu, soit si nécessaire qu'à vous ? Disposez-vous donc à en tirer tous les avantages que Dieu par sa miséricorde y a attachés pour votre salut.
Car c'est à vous-même et de vous-même que Dieu dit, par le prophète Osée : Je la conduirai dans la solitude et là je lui parlerai au cœur.
BOURDALOUE, Instruction pour le temps du Carême, VI-IX
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
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