Si l'on ne demande pas toujours à Dieu des choses préjudiciables, et dans des vues directement contraires au salut, au moins lui demande-t-on des biens purement temporels, et inutiles au salut.
Je ne veux pas dire que les biens temporels ne soient pas des dons de Dieu, ni qu'ils soient absolument contraires au salut : mais quand le sont-ils, et pourquoi Dieu les refuse-t-il alors ? quand nous ne les demandons, ni selon l'ordre qu'il a établi, ni par rapport à la fin qu'il a marquée.
Car, premièrement, on ne lui demande que les grâces temporelles, qui toutes se terminent aux besoins de cette vie ; et à peine pense-t-on aux spirituelles, à quoi le salut est attaché : les avantages de la fortune, la prospérité, le repos ; voilà ce que nous désirons et ce que nous recherchons, et ce que désirent, ce que recherchent aussi bien que nous les infidèles : Hœc enim omnia gentes inquirunt. Ce sont des biens, je l'avoue : mais ce sont des biens périssables, des biens d'un ordre inférieur à l'homme, et surtout à l'homme chrétien ; des biens dangereux, et sujets à se convertir en de vrais maux. Pour les biens solides et incorruptibles, c'est-à-dire la pureté des mœurs, la bonne conscience, l'humilité, la foi, l'amour du prochain, tout ce qui sert à sanctifier l'âme et qui en fait la perfection, disons-le, et confondons-nous en le disant, c'est à quoi nous sommes peu sensibles, et ce qui rarement nous attire au pied des autels.
Qui de vous a jamais eu recours à Dieu pour devenir plus modéré dans ses passions et plus réglé dans sa conduite ? On visite les tombeaux des martyrs ; mais pourquoi ? pour être guéri d'une maladie, et non point pour être délivré d'une tentation. On invoque les saints ; mais pourquoi ? pour être plus heureux et plus opulent, et non point pour être plus humble et plus ennemi des plaisirs. Ah ! mes Frères, s'écriait Salvien, si nous sommes affligés de calamités publiques, si nous sommes menacés d'une famine ou d'une contagion, s'il règne une mortalité parmi nous, nous courons en foule au temple du Dieu vivant ; tout retentit de nos gémissements et de nos prières : mais s'agit-il d'un libertinage qui déshonore le christianisme et qui désole l’Église, on nous voit tranquilles et sans inquiétude ; et, au lieu d'engager le ciel à faire cesser de scandaleuses impiétés, nous vivons en paix et dans la plus affreuse indolence. Ainsi nous prions comme ce malheureux Antiochus, dont la prière intéressée ne put trouver grâce devant Dieu : Orabat scelestus Dominun a quo non erat misericordiam consecuturus. Il priait, Orabat; et l'on ne peut douter qu'il ne priât avec toute l'ardeur possible : mais il priait en mondain, Orabat scelestus ; car il ne demandait à Dieu ni l'esprit de pénitence, ni le don de piété, ni le respect des choses saintes qu'il avait profanées, mais une santé qu'il préférait à tout le reste, et dont il était idolâtre : Orabat scelestus Dominum ; et c'est pour cela que le sein de la miséricorde lui était fermé : A quo non erat misericordiam consecuturus. Voilà comment nous prions ; mais en vain, puisque le Fils de Dieu n'a jamais prétendu se faire garant de telles prières, Pourquoi ? Consultons l'Evangile, il va nous l'apprendre.
Le Fils de Dieu dit à ses disciples : Si vous demandez quelque chose à mon Père, et que ce soit en mon nom que vous le demandiez, il vous l'accordera : Si quid petieritis Patrem in nomine meo, dabit vobis . Mais remarquez, c'est la réflexion de saint Augustin, remarquez bien cette parole : Si quid, par où Jésus-Christ nous fait entendre que ce que nous demandons en son nom doit être quelque chose, et quelque chose digne de lui, parce qu'autrement il ne lui conviendrait pas de s'employer pour nous. Or, tous les biens de la terre, séparés du salut éternel, ne sont rien devant Dieu. Les demander donc précisément à Dieu, c'est ne rien demander ; et quoique la promesse du Sauveur du monde soit générale ou semble l'être, ils n'y sont point par eux-mêmes compris. Pour vous en convaincre, écoutez ce qu'il ajoute à ses apôtres : Usque modo non petistis quidquam in nomine meo : Jusques à présent vous n'avez rien demandé en mon nom. Mais comment est-ce, reprend saint Augustin,que le Fils de Dieu leur pouvait tenir ce langage, puisqu'il est évident que les apôtres lui avaient déjà demandé plusieurs grâces ? saint Pierre, de demeurer sur le Thabor ; les enfants de Zébédée, d'être élevés aux deux premières places de son royaume. Ah ! répond ce saint docteur, il est vrai qu'ils lui avaient demandé ces sortes de grâces ; mais parce que ces grâces n'étaient que des avantages humains, et que dans l'idée du Sauveur, tous les avantages humains ne méritaient nulle estime, il croyait avoir droit de compter pour rien tout ce qu'ils lui avaient demandé : Usque modo non petistis quidquam. En effet, demeurer avec lui sur le Thabor, ce n'était qu'une douceur sensible que saint Pierre eût voulu goûter : occuper les premières places de son royaume, ce n'était dans l'intention des deux disciples qu'un vain honneur dont se repaissait leur ambition, parce qu'ils ne le concevaient pas tel qu'il est : mais le zèle des âmes, mais la constance dans les persécutions, mais le renoncement à eux-mêmes, c'étaient les grâces essentielles dont ils avaient besoin, et qui devaient les soutenir, les animer, les perfectionner dans leur ministère apostolique ; et c'est ce qu'ils n'avaient jamais demandé à leur Maître : Usque modo non petistis quidquam. Or, à combien de chrétiens ne pourrais-je pas faire aujourd'hui la même plainte ; et à combien même de ceux qui m'écoutent n'aurais-je pas lieu de dire, par la même raison : Mondain, vous n'avez rien demandé jusques à présent à votre Dieu, parce que vous ne lui avez encore jamais demandé le détachement et le mépris du monde : pécheur, vous ne lui avez rien demandé, parce que dans l'état de votre péché, vous ne lui avez encore jamais demandé voire conversion, jamais un cœur contrit et humilié, jamais la grâce de vous surmonter vous-même et de renoncer à vos habitudes : c'étaient là néanmoins les grâces, mais les grâces par excellence, que vous deviez désirer et rechercher.
De plus, quand le Sauveur du monde nous assure, dans l’Évangile, que tout ce que nous demanderons en son nom nous sera donné, il entend que nous demanderons selon la règle qu'il nous a lui-même prescrite. Car, comme remarque Tertullien, c'est lui-même qui, réduit la prière et l'animant de son esprit, lui a communiqué le pouvoir spécial et le privilège qu'elle a de monter au plus haut des cieux, et de toucher le cœur de Dieu, en lui exposant les misères des hommes : Ab ipso enim ordinata, et de ipsius spiritu animata jam tunc oratio,suo quasi privilegio ascendit in cœlum, commendans Patri quœ Filius docuit.
Or, quelle est cette règle divine selon laquelle le Fils de Dieu nous a ordonné de prier ? La voici : Cherchez, nous dit-il, avant toutes choses le royaume de Dieu et sa justice, et rien ne vous manquera. Demandez au Père céleste la sanctification de son nom, l'avènement de son règne, l'accomplissement de sa volonté, sans lui demander d'abord ce pain matériel qui vous doit servir d'aliment, et alors je vous seconderai. Mais si vous renversez cet ordre ; si, par un attachement au monde, indigne de votre profession, vous demandez le pain matériel avant le royaume de Dieu, ne vous appuyez plus sur mes mérites, tout infinis qu'ils sont, puisque votre prière, toute fervente qu'elle peut être, n'est plus selon le plan que j'ai tracé : Quœrite primum regnum Dei et justitiam ejus.
Ce n'est donc pas, Chrétiens, qu'on ne puisse absolument demander à Dieu les biens temporels, l'Eglise les demande elle-même pour nous : mais demandons-les comme l'Eglise, demandons-les après avoir demandé d'abord et sur toute chose les biens spirituels : demandons la bénédiction de Jacob, et non point celle d'Esaü. Belle figure, que l'exemple de ces deux frères. Écoutez l'application que j'en fais à mon sujet, et prenez garde : ils eurent tous deux dans leur partage la rosée du ciel, et tous deux ils eurent pareillement la graisse de la terre. En quoi furent-ils différents, et quelle marque l’Écriture donne-t-elle de l'élection de Jacob et de la réprobation d'Esaü ? Ah ! Chrétiens, c'est que dans la bénédiction de Jacob, la rosée du ciel fut exprimée avant la graisse de la terre : De rore cœli et de pinguedine terrœ sit benedictio tua ; au lieu que dans la bénédiction d'Esaü, il est parlé de la graisse de la terre avant la rosée du ciel : Det tibi de pinquedine terrœ et de rore cœli. Voilà ce qui se passe encore parmi nous, et ce qui discerne les prières chrétiennes de celles qui ne le sont pas.
Un juste et un homme du monde prient dans le même temple et au même autel ; mais l'un prie en juste et l'autre en mondain. Comment cela ? Est-ce que l'un ne demande à Dieu que les biens de la grâce, et l'autre que les biens de la terre ? Non ; car il se peut faire que le juste, avec les biens de la grâce, demande encore quelquefois les biens de la fortune, comme le mondain, et que le mondain, avec les biens de la fortune, demande aussi les biens de la grâce, comme le juste. Mais le mondain, conduit par l'esprit du monde, place les biens de la fortune devant les biens de la grâce : De pinguedine terrœ et de rore cœli ; et le juste, conduit par l'Esprit de Dieu, donne la préférence aux biens de la grâce sur les biens de la fortune : De rore cœli et de pinguedine terrœ. Il dit à Dieu : Seigneur, sanctifiez-moi, rendez-moi chaste, charitable, miséricordieux, patient : De rore cœli ; et puis, donnez-moi des biens de la terre ce qui peut m'être utile pour mon salut : Et de pinquedine terrœ. Mais l'homme du monde dit : Seigneur, faites-moi riche, grand, puissant : De pinguedine terrœ ; et ne me refusez pas aussi les grâces nécessaires pour bien vivre dans le monde : Et de rore cœli.
Prière de réprouvé. Quand nous prions de la sorte, faut-il s'étonner si Dieu ne nous écoute pas ?
BOURDALOUE, SUR LA PRIÈRE
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
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