C'est une vérité incontestable, que Dieu aveugle quelquefois les hommes ; et quand l'aveuglement des hommes entre dans l'ordre des divins décrets, il est de la foi que c'est un effet du péché, parce que c'est une des peines dont Dieu punit le péché. Ainsi le prophète Isaïe le faisait-il entendre, lorsqu'il disait, en parlant des Juifs infidèles : Excœcavit Deus oculos eorum ; C'est Dieu qui les a aveuglés : ce Dieu, le centre des lumières : ce Dieu, dans qui il n'y a point de ténèbres : ce Dieu qui éclaire tout homme venant au monde, c'est lui néanmoins qui les a précipités dans l'aveuglement où ils sont ; et leur aveuglement est tel, qu'ayant des yeux, ils ne voient plus, et qu'ayant des cœurs, ils ne comprennent rien ni ne sont touchés de rien : Ut non videant oculis, et non intelligant corde. Or, il est évident qu'Isaïe s'expliquant ainsi, considérait cet aveuglement comme un mystère de la justice de Dieu, comme un effet de sa colère, comme une vengeance du ciel. Il est donc vrai que non seulement Dieu aveugle les pécheurs, mais qu'il ne les aveugle qu'en conséquence et en haine de leur péché ; d'où il s'ensuit que l'aveuglement est alors l'effet du péché.
De savoir, Chrétiens, de quelle manière s'accomplit une punition en apparence si contraire à la sainteté de Dieu, et comment Dieu, qui est la lumière même, peut aveugler une créature raisonnable et intelligente, c'est un des secrets de la prédestination, ou, si vous voulez, de la réprobation des hommes, que nous devons révérer, mais qu'il ne nous appartient pas de pénétrer. A prendre les termes dans toute leur rigueur, on dirait que Dieu, par une action réelle et positive, opère lui-même cet aveuglement intérieur ; et je conviens de bonne foi qu'il y a sur ce point, dans le texte sacré, des expressions très fortes, et qui demandent du discernement et de la précision, pour ne s'y pas laisser surprendre. Car, quand saint Paul dit, par exemple, que Dieu enverra à ceux qui périssent, c'est-à-dire aux réprouvés, un esprit d'erreur pour croire au mensonge : Ideo mittet illis Deus operationem erroris, ut credant mendacio ; qui ne conclurait de là que Dieu agit en effet dans une âme criminelle, pour lui inspirer le mensonge, comme il agit dans une âme juste, pour y répandre la lumière de sa grâce ? Et quand nous lisons dans le livre des Rois, que Dieu, par un dessein formé, suscita un démon pour séduire Achab, qu'il lui en donna la commission expresse, et qu'au même temps il mit un esprit de mensonge dans la bouche des prophètes en qui cet infortuné monarque avait plus de confiance : Nunc igitur dedit Deus spiritum mendacii in ore omnium prophetarum ; prenant la chose à la lettre, ne dirait on pas que Dieu, par une providence à lui seul connue, est la cause immédiate qui produit l'aveuglement du pécheur ?
Mais, mes Frères, dit saint Augustin, il n'en va pas ainsi. Dieu, l'éternelle et l'essentielle vérité, ne peut jamais être l'auteur du mensonge ; et, tout Dieu qu'il est, il ne peut jamais nous tromper, parce qu'il ne peut jamais cesser d'être un Dieu fidèle. S'il nous aveugle, c'est par voie de privation, et non d'action ; c'est en retirant ses lumières, et non en nous imprimant l'erreur ; c'est en nous abandonnant à nos propres vues et aux suggestions des méchants, et non en nous donnant lui-même des vues fausses. Car, de quelques termes que l'Ecriture se soit servie, la foi nous oblige à les interpréter de la sorte. Il y a plus, et j'ajoute que suivant le sentiment du même saint Augustin, dont le concile de Trente nous a proposé, sur ce point, la doctrine pour règle, on doit conclure que Dieu n'aveugle jamais tellement les hommes en cette vie, qu'il les laisse dans une privation entière et absolue des lumières de sa grâce. Pourquoi ? parce que les hommes tomberaient par là dans une impuissance absolue et entière de garder sa loi, et qu'elle leur deviendrait impraticable. Or, c'est une maxime de religion d'autant plus sûre, qu'elle est nécessaire pour réprimer le libertinage, que Dieu, souverainement juste, souverainement sage, souverainement bon, ne nous demande jamais rien d'impossible : Impossibilia non jubet (ce sont les paroles de saint Augustin citées par le concile), sed jubendo monet, et facere quod possis, et petere quod non possis, et adjuvat ut possis. Il nous laisse donc toujours des lumières suffisantes, sinon pour marcher dans la voie du salut, au moins pour la chercher; sinon pour agir, au moins pour prier ; sinon pour savoir, au moins pour douter. Or, il n'en faut pas davantage, Seigneur, pour être en pouvoir d'accomplir votre loi, et pour faire que dans vos plus sévères jugements vous soyez irréprochable si nous ne l'accomplissons pas : Ut justificeris in sermonibus tuis, et vincas cum judicaris.
Que fait donc Dieu pour nous aveugler et pour nous punir ? rien autre chose, Chrétiens, que de s'éloigner de nous, et de nous livrer à nous-mêmes. C'est-à-dire que Dieu, en punition de nos infidélités et de nos désordres, ne nous donne plus certaines lumières qu'il nous donnait autrefois : lumières vives et pénétrantes, lumières de faveur et de choix ; lumières qui nous détacheraient du monde et qui nous en découvriraient sensiblement la vanité, qui nous feraient goûter Dieu et nous rendraient son joug aimable ; qui, dans la pénitence la plus austère, nous feraient trouver de saintes délices, et, dans les croix les plus dures, des sources de consolation ; lumières qui cent fois ont produit des miracles de pénitence dans les pécheurs les plus opiniâtres ; en tel et en tel, mon cher auditeur, dont vous avez connu les égarements, et que vous avez vu ensuite, touché de ces victorieuses lumières, prendre hautement le parti de la piété ; lumières dont nous avons nous-mêmes senti la vertu, tandis que nous vivions dans l'ordre, et qui ne se sont éclipsées que parce que le péché nous a séparés de Dieu. Ce sont là, Chrétiens, les lumières dont Dieu nous prive quand nous l'irritons, et c'est la perte de ces lumières qui fait notre aveuglement.
Or, je prétends, et voici la dernière pensée avec laquelle je vous renvoie, je prétends que cet aveuglement, ainsi expliqué est l'effet le plus redoutable de la justice de Dieu vindicative, le châtiment le plus rigoureux que Dieu puisse exercer sur les pécheurs, celui qui approche davantage de la réprobation, et que l'on peut dire être déjà une réprobation anticipée. C'est pourquoi, remarque saint Chrysostome, quand Isaïe, brûlé de zèle pour les intérêts de Dieu, semblait vouloir engager Dieu à punir les impiétés de son peuple, il se contentait de lui dire : Excœca cor populi hujus : Aveuglez, mon Dieu, le cœur de ce peuple. Car il savait que Dieu, dans les trésors de sa justice, n'a point de vengeance plus terrible que cet aveuglement du cœur. Vous me demandez en quoi elle surpasse toutes les autres ? En voici la raison, Chrétiens, que vous n'avez peut-être jamais comprise, et qui néanmoins est une des plus solides vérités de votre religion. C'est que l'aveuglement où Dieu permet que nous tombions, en conséquence de nos crimes, est un mal tout pur, sans aucun mélange de bien. Ecoutez-moi. Tous les autres maux de la vie sont, il est vrai, des châtiments du péché, mais ils ne laissent pas d'être, si nous le voulons, des moyens de salut ; et il n'y en a point, si nous en savons bien user, que nous ne puissions mettre au nombre des grâces, parce qu'au même temps que Dieu nous en fait porter la peine par sa justice, il nous les rend utiles par sa bonté.
Ce sont des maux, dit saint Chrysostome, qui nous purifient en nous affligeant qui nous corrigent, qui nous servent d'épreuves, qui nous aident à rentrer dans nous-mêmes, qui nous détachent des objets créés, et nous forcent de retourner à Dieu. Mais l'aveuglement est un mal stérile, dont nous ne pouvons tirer aucun profit. Il y a, disent les théologiens, des peines médicinales ; il y en a de satisfactoires ; il y en a de méritoires. De médicinales, pour nous préserver du péché ; de satisfactoires, pour l'expier ; de méritoires, pour nous sanctifier : mais dans l'aveuglement, ni précaution, ni satisfaction, ni sanctification. Quand Dieu m'envoie des adversités, une maladie, une humiliation, j'ai toujours de quoi me consoler. Car dans ma peine, je lui dis : Seigneur, soyez béni ; vous me châtiez en père : cette maladie, dans l'ordre de votre providence, est pour moi un purgatoire et un exercice de patience. Trop heureux si j'en fais un tel usage ! j'abusais de ma santé pour mener une vie mondaine et dissipée ; en me l'ôtant, vous m'avez, malgré moi, séparé du monde : peine médicinale. J'avais horreur de la pénitence ; vous me la faites faire par nécessité : peine satisfactoire. J'étais lâche dans votre service, et négligent dans les devoirs du christianisme ; mais si je ne vous honore pas en agissant, vous me donnez de quoi vous honorer en souffrant : peine méritoire. Voilà ce qui adoucit mes maux. Mais quand je tombe dans l'aveuglement, je ne puis rien penser de tout cela ; pourquoi ? c'est que, par ce genre de peine, je ne satisfais point à Dieu, je ne mérite rien devant Dieu, je ne deviens pas meilleur selon Dieu : Dieu me punit, et rien de plus.
Or en cela, Chrétiens, le châtiment dont je parle ressemble encore à celui des réprouvés. Car quel est pour les réprouvés le comble de la misère ? c'est que jamais Dieu ne sera satisfait de leurs souffrances ; et que plus ils souffrent, plus ils sont obstinés dans leur malice. De même, l'aveuglement, bien loin d'effacer nos péchés, les augmente ; bien loin de soumettre nos cœurs, les révolte ; bien loin d'apaiser Dieu, le courrouce : il a tout le mal de la peine, sans en avoir aucun effet salutaire. Peine éternelle, ajoute saint Chrysostome, aussi bien que celle des réprouvés. Tous les autres maux, quelque grands qu'ils soient, ont un tenue ; l'aveuglement n'en a point : la mort, qui finit tout le reste, au lieu de le faire cesser, lui donne, pour ainsi parler, un caractère de perpétuité ; et comme un saint en mourant passe, selon l'expression de saint Paul, de lumière en lumière et de clarté en clarté, c'est-à-dire de la lumière de la foi à la lumière de la gloire, et de la clarté des justes à celle des bienheureux : A claritate in claritatem ; aussi la mort fait-elle passer un mondain que Dieu réprouve, de ténèbres en ténèbres et d'aveuglement en aveuglement, je veux dire de l'aveuglement temporel à l'aveuglement éternel, et des ténèbres du péché aux ténèbres de l'enfer.
Après cela, conclut admirablement saint Augustin, dites que Dieu dès cette vie ne punit pas spécialement les pécheurs et les libertins. Dites qu'il n'a point pour eux de châtiment qui dès cette vie les distingue de ses élus, et qu'en toutes choses il les confond avec les gens de bien. Vous vous trompez, mes Frères, reprend ce saint docteur : Dieu juge les mondains dès cette vie, et dès cette vie il met entre eux et ses élus une terrible différence, par la différente manière dont il les châtie : Utique est Deus judicans eos in terra. Il n'attend pas jusqu'à la fin des siècles pour séparer le bon grain d'avec la paille ; mais il a dès maintenant une espèce de peine qui lui suffit pour ce triage, et c'est l'aveuglement dans le péché. Si nous ne l'appréhendons pas, si nous n'en avons pas autant d'horreur que de l'enfer même, malheur à nous ! Ah ! Seigneur, s'écriait le même Père, que vous êtes adorable et impénétrable dans vos jugements ! mais que vous l'êtes surtout dans cette loi fatale qui vous fait répandre de si affreuses ténèbres sur les hommes, pour punir les désirs injustes et déréglés de leurs coeurs ! Quam secretus es, habitans in excelsis, in silentio : Deus solus et Deus magnus, lege infatigabili spargens pœnales cœcitates super illicitas cupiditates !
Si ce Dieu vengeur n'a pas encore exercé sur vous, mes Frères, cette rigoureuse justice; s'il n'a pas encore permis que vous soyez tombés dans ce triste état, ce n'est pas peut-être que vous ne l'ayez déjà bien mérité : mais c'est qu'il a usé envers vous d'une plus grande miséricorde qu'à l'égard de tant d'autres. Cependant, prenez garde que cette bonté ne se lasse enfin, et craignez la patience même d'un Dieu, qui frappe d'autant plus rudement qu'il a plus longtemps arrêté ses coups. Qui sait s'il a résolu d'attendre davantage ? Qui sait si ce ne sera pas après le premier péché que vous allez commettre, qu'il éteindra pour vous ses lumières et qu'il vous aveuglera ? Qui ne doit pas être saisi de frayeur, en pensant qu'il y a un péché que Dieu a marqué comme le dernier terme de sa grâce ? je dis de cette grâce puissante sans laquelle nous ne nous sauverons jamais. Quel est-il ce péché ? je ne le puis connaître. Après quel nombre de péchés viendra-t-il ? c'est ce que j'ignore. De quelle nature, de quelle espèce est-il ? autre mystère pour moi. Est-ce un péché particulier et extraordinaire ? est-ce un péché ordinaire et commun ? abîme où je ne découvre rien.
Tout ce que je sais, ô mon Dieu ! c'est que je ne dois rien oublier, rien ménager pour prévenir le malheur dont vous me menacez. Heureux que vous m'ayez fait voir le danger, non moins heureux, que vous vouliez encore m'aider à en sortir ! Souverainement heureux, si je marche désormais à la faveur de vos divines lumières, jusqu'à ce que j'arrive à la gloire éternelle.
BOURDALOUE, SUR L'AVEUGLEMENT SPIRITUEL
ŒUVRES COMPLÈTES DE BOURDALOUE
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